Cultures marines 306 - 48

proﬁl

Entreprise

Inga Smyczynski, profession effaroucheuse

Petit matin, plage de Port-Mer à
Cancale. Inga Smyczynski pose son
sac étanche au fond de l'annexe et
rame jusqu'au semi-rigide amarré
au corps-mort, 100 mètres plus loin.
Aujourd'hui, la baie du mont SaintMichel est d'un calme appréciable.
« Pas d'eau dans les bottes, ça
commence bien. Des fois j'arrive au
bateau trempée, et c'est parti pour
toute la journée. » Le bateau, c'est
un semi-rigide de 7 mètres. Rapide,
manœuvrant, sommaire. Une simple
cabine a été posée dessus cet hiver.
Un espace à peine plus grand qu'une
cabine téléphonique, sans confort.
Tout juste la place pour caser la
console de commande, une paire
de jumelle, la radio, et Inga. Le luxe.
« Avant cette cabine, on était en
plein vent. » Les jours de pluie, avec
les deux mains sur la barre franche,
la pluie horizontale lui rentrait dans
les manches malgré les scratchs
bien serrés de sa veste de quart. Le
seul endroit sec sur le bateau était
alors le coffre contenant les bidons
d'essence. Et son sandwich.

Un épouvantail vivant
Grâce à un financement du comité régional conchylicole de Bretagne
nord, de septembre à avril, Inga
Smyczynski sillonne la baie du mont
Saint-Michel six jours sur sept avec
des horaires improbables. « Du lever
du jour au crépuscule en fonction
des horaires des marées. En période de vives-eaux, je peux travailler de trois à six heures. En morteseaux, je peux passer neuf heures en
mer. » Cette effaroucheuse fait fuir les
prédateurs par sa seule présence, elle
est un épouvantail vivant avec deux
impératifs : être sur zone dès qu'il y a
6 mètres d'eau au-dessus du zéro des
cartes, et en partir quand on atteint
cette cote limite. « Je ne vois jamais
les bouchots que je protège !
Je sillonne les blocs est et ouest
sur un trajet précis que je fais en

Bruno Saussier

Des yeux noirs, un grand
sourire, un chaleureux sens
du contact... Il faut vraiment
être une macreuse sans cervelle pour avoir peur d'Inga.
En fait, la seule chose un tant
soit peu effrayante chez elle,
c'est d'avoir à écrire son nom
de famille sans se tromper.
Du coup, un prénom en
quatre lettres, ça repose.

Inga sort presque tous les jours en mer, jusqu'à 25 nœuds de vent du nord et 30 nœuds de vent de sud.

boucle pendant des heures. » Cap
sur le mont Saint-Michel à l'aller, sur
le Mont-Dol au retour. De temps en
temps, une perche de repère affleure
la surface. « Elles peuvent faire de
7 à 10 mètres de haut. Je suis très
vigilante car elles peuvent endommager la coque de mon bateau. »
Chacune d'elle est pointée sur son
GPS. « Lui, c'est mon meilleur ami.
J'y enregistre tous les obstacles et,
en cas de brume, il me permet de
rentrer à la maison. »
Autour du semi-rigide : le vent, les
vagues, et quelques macreuses qui
traînent encore dans la baie en cette
fin de saison. « Quand les mâles
s'envolent, leurs ailes émettent
un petit sifflement. » Bientôt, ces
oiseaux pilleurs de bouchots migreront en Écosse voire en Islande pour
se reproduire. L'espèce, plongeuse
neuf mois sur douze, a besoin de la
terre de temps en temps. Pas Inga.
Née en Ardèche il y a 38 ans,
cette fille d'un producteur d'huile
essentielle de lavandin a, toute
petite, travaillé dans les champs.
Jamais aussi heureuse que quand
elle pilotait le tracteur familial, elle

se destine avant tout à un métier au
grand air. Une maîtrise de biologie
plus tard, elle cherche du travail. « Je
n'ai jamais vraiment pu exploiter
mon diplôme de biologiste car je
ne peux pas rester plus d'une heure
dans un bureau sans me retrouver
avec la trace du clavier sur la joue
droite. »

Solitude iodée
Son premier poste, il y a dix ans,
lui permet de découvrir la Bretagne. « Un coup de cœur ! J'étais
guide-animatrice et soigneuse
à l'aquarium de Saint-Malo. Depuis, j'ai toujours fait des métiers
en rapport avec la mer. » Maître de
port à Erquy, animatrice du milieu
marin et pilote de bateaux pour
enfants à La Richardais, employée
ostréicole aux Nielles... Inga multiplie les expériences et enchaîne
les contrats courts. Depuis 2016,
elle est également animatrice
d'une association permettant à
des personnes de tous horizons
d'aller à la rencontre des grands
dauphins de la baie du mont Saint-

Michel, la plus grande colonie
d'Europe.
Grâce à ce travail, Inga se sent un
tout petit peu moins seule, perdue
au-dessus des bouchots. De temps
en temps, grands dauphins, fous
de Bassan, dauphins communs et
phoques veaux marins viennent
troubler des journées de grande
solitude, entre mer et ciel. Mais ces
visites sont rares. « Je suis comme
une ermite perdue. Avec la mer
à perte de vue et l'appréhension,
parfois, de subir un grain sérieux
ou même de tomber à l'eau, seule
dans une mer à 9 degrés. » Car si la
baie est fréquentée par des dizaines
de mytiliculteurs chaque jour, ils ne
sont évidemment jamais présents
aux mêmes heures que l'effaroucheuse de macreuses. « C'est un
métier particulier, reconnaît-elle.
Certaines personnes l'ont déjà
testé lors de remplacements et
ne referaient ce travail pour rien
au monde. D'autres le trouvent
ingrat. Mais ma passion pour la
mer me rend hermétique à toute
critique. »
Bruno SAUSSIER
Cultures MARINES n°306 - mai 2017

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