Gazette - Demo - 8


COLLOQUE

Colloque

vision autrement plus large que celle du juriste : il tient compte non seulement du patrimoine considéré comme un ensemble de biens corporels ou incorporels, mais d’un patrimoine culturel et social découlant notamment d’une éducation particulièrement favorisée. À telle enseigne – et ici certaines analyses convergent – on en vient à s’interroger sur l’aménagement des données dans les règlements successoraux.

´ DITION SPE CIALISE E ´ ´ E

On ne saurait trop augurer de la réussite de l’EIRL si l’on fait abstraction de manière délibérée des intérêts des créanciers ou de leur confiance
S’en tiendrait-on aux outils conceptuels du juriste, il convient d’observer aussitôt – et plus fondamentalement – que des pesanteurs d’un passé doctrinal ont singulièrement marqué l’évolution du droit français quant à l’analyse des relations entre la personne et le patrimoine. L’influence profonde de la théorie d’Aubry et de Rau est incontestable. Elle sera rappelée dans la suite du présent colloque : le patrimoine est la projection de la personne ; toute personne a un patrimoine et n’en a qu’un. Cette théorie, constamment rappelée, a exercé une grande influence sur la pensée juridique française. Dès sa formulation elle heurtait pourtant certaines solutions qui n’avaient pas attendu la fin du XIXe siècle pour être dégagées. Dès l’Antiquité, à l’aube du droit maritime et de la lex Rhodia de jactu, on avait dégagé, relativement au navire et à son capitaine, l’existence de ce qui allait être la fortune de mer, distincte du patrimoine de l’armateur. Quant à la fortune de terre, l’existence de variantes en termes d’universalité se manifesta par la prise en considération de masses de biens plus ou moins spéciales, en droit patrimonial de la famille – régimes matrimoniaux et successions – ou les droits de l’activité économique ou professionnelle : fonds de commerce, fonds libéral, fonds agricole, sans que l’on ait pu tirer profit d’une autre théorie – celle du patrimoine d’affectation – qui n’avait d’ailleurs jamais été consacrée en droit allemand, contrairement à ce que l’on a dit et répété. Toujours est-il que, plus ou moins dissociées, il s’agissait de masses de biens et non de personnes – feue la masse des créanciers de ou dans la masse de la faillite. Ainsi, au cœur de la question, le lien entre le patrimoine et la personne aux deux extrêmes de la vie révèle l’ambigüité de l’être à travers des présomptions et des fictions, qu’il s’agisse des intérêts de l’enfant conçu – infans conceptus... – ou de la situation de l’héritier censé être continuateur de la personne du défunt. Entre les deux pôles, il faut bien que la personne s’accommode des complexités de la vie, donc du droit et des droits différents, liés à des dissociations variables, telles la coexistence du nu-propriétaire et de l’usufruitier, de l’incapable et de son représentant, bref de toutes sortes de dédou8
GAZETTE DU PALAIS - MERCREDI 18, JEUDI 19 MAI 2011

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blements de qualité sur la même tête. À partir d’une constatation renouvelée des conflits d’intérêts, les interprètes s’interrogent plus que par le passé, notamment en matière de sociétés. On dirait même parfois que pareil état de choses les étonne et qu’il faudrait systématiquement y remédier. Pareille opinion va de pair avec l’attachement à une définition des droits subjectifs considérés comme des intérêts juridiquement protégés. Or cette protection juridique, polémogène et pas seulement irénique (Julien Freund) rejoint l’analyse psychologique classique de l’identité complexe et variable de la personne, si ce n’est de son inconstance, observée dans un passage de La nouvelle Héloïse : « Changer sans cesse, et vouloir qu’on vous aime c’est vouloir qu’à chaque instant on cesse de vous aimer ; ce n’est pas chercher des cœurs constants, c’est en chercher d’aussi changeants que vous » (1). Pourquoi d’ailleurs tenir ses promesses, y compris la promesse de tenir ses promesses, et en remontant vers l’infini, avec ou sans majuscule ? Ce n’est pas parce qu’il n’a pas changé que, parmi d’autres raisons, le contractant tient parole et se conforme à l’article 1134, alinéa 1er du Code civil, c’est parce qu’il veut affirmer son identité, quitte à contrarier sa nature. Cette série d’observations axées sur les rapports entre le patrimoine et la personne revêt, nous semble-t-il, une signification importante lorsque l’on envisage les relations entre celle-ci et l’entreprise. Relations très diverses, à commencer par toutes celles que l’on regroupe à partir de la distinction latine de l’otium et du negotium. Celui-ci nous retient, en ce sens qu’il se distingue de différentes manières tant du loisir culturel que du travail de la terre. Le mot « entreprise » sème dès l’abord l’incertitude, car il ne s’agit pas de ce que l’on désigne par l’expression de contrat d’entreprise, conclu ou non intuitu personae. On envisage présentement non pas un acte juridique – negotium ou instrumentum – mais une activité axée vers une opération créatrice si possible de renouvellement et inspirée par ce que l’on appelle un esprit dit entrepreneurial. À n’en pas douter, le discours juridique appréhende la chose avec difficulté, c’est le moins qu’on puisse dire. Au commencement, il y a l’action. Ensuite le verbe se cherche. Faut-il, pour s’y reconnaître, s’inspirer des démarches proposées par les guides touristiques, comme s’il fallait voyager pour être satisfait et comprendre comment la personne s’accommode de l’entreprise ? Laissons un instant rêver l’âme vagabonde du juriste. Le cheminement de la pensée mérite-t-il un détour ? Vaut-il même un voyage ? Le détour est bien connu. Il consiste à mettre la personne morale au service de la personne physique et à mettre celle-ci à l’abri plus ou moins des risques d’une entreprise. Que la personne morale soit ou non une réalité ou une fiction, on laissera les dogmaticiens en débattre. À l’évidence, le détour observé rassure certains disciples rémanents d’Aubry et Rau. Il y a pourtant des années que l’on a souligné les
(1) J.-J. Rousseau, La nouvelle Héloïse, 4e partie, Lettre XVIII.



Table des matières de la publication Gazette - Demo

OUVERTURE
Allocution de bienvenue par Georges TEBOUL
Quel sera le droit applicable demain ? par Christian de BAECQUE
I. LE BOULEVERSEMENT DES STRUCTURES
Les nouvelles formes de l'entreprise par François TERRÉ
La conception nouvelle de l'entreprenariat - De l'entrepreneur à l'entreprise par Didier PORACCHIA
La mutation du patrimoine par François CHÉNEDÉ
II. L'ADAPTATION DU DROIT
Gazette - Demo - 1
Gazette - Demo - 2
Gazette - Demo - 3
Gazette - Demo - 4
Gazette - Demo - Quel sera le droit applicable demain ? par Christian de BAECQUE
Gazette - Demo - 6
Gazette - Demo - Les nouvelles formes de l'entreprise par François TERRÉ
Gazette - Demo - 8
Gazette - Demo - 9
Gazette - Demo - La conception nouvelle de l'entreprenariat - De l'entrepreneur à l'entreprise par Didier PORACCHIA
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https://www.nxtbook.com/lextenso-editions/Gazette/GPL_11-2017
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