Droit et Société - Les audiences à distance - 1re - 30

LES AUDIENCES A DISTANCE

7. La dimension juridique d'une innovation produite en contexte
judiciaire
Si l'innovation nécessite forcément que des acteurs endossent le rôle
d'innovateurs, ceux-ci doivent tenir compte des contraintes propres à l'univers
institutionnel auquel ils appartiennent. Autrement dit, on ne défend pas une innovation de la même façon - avec les mêmes arguments, les mêmes tactiques -
dans le monde de la communication par exemple et dans celui de la justice.
« Instituée par le droit, juridiquement habilitée à mettre en œuvre le droit et,
par conséquent à en produire », la justice « est de part en part imprégnée par le
droit » 84. Il ne s'agit bien entendu pas de faire comme si les activités juridiques
et judiciaires relevaient du seul registre juridique 85, accessible au seul entendement d'une science juridique. Ce sont des activités sociales 86 soumises à une
pluralité de régimes d'accountability dont celui d'accountability juridique : les
professionnels de justice sont constamment redevables d'une justification qui
fasse référence à un texte et/ou à un précédent, et ce, à la fois dans le cadre de
la production judiciaire (juger / plaider...) et dans le cadre de l'administration
judiciaire (organiser les activités judiciaires) - même si c'est dans des proportions variables.
Être redevable du point de vue du droit, c'est devoir se justifier par rapport
à un état du droit convoqué sous la forme de références à des textes juridiques,
à des jurisprudences (qui organisent des « précédents ») et à des modes de raisonnement typiquement juridiques 87. Cela n'implique pas que les textes et précédents invoqués le soient sur un mode univoque : ils peuvent donner matière à
des lectures orientées, à des interprétations voire à des conflits d'interprétation.
De même, il est entendu que la justification sur le plan juridique n'exclut pas le
jeu avec le droit envisagé comme un ensemble de ressources 88, d'autant plus
maniable qu'on en connaît les subtilités, les tours et détours, les « passes » 89.
84. René LEVY et Renée ZAUBERMAN, « Des normes juridiques aux pratiques professionnelles :
ressources et contraintes dans l'activité de police judiciaire », dans Philippe ROBERT, Francine
SOUBIRAN-PAILLET et Michel van de KERCHOVE (éd.), Normes, normes juridiques, normes
pénales, tome 2, L'Harmattan, Paris, 1997, p. 137. Cette citation concerne la fonction de police judiciaire mais les auteurs soulignent eux-mêmes qu'elle est applicable à d'autres fonctions régaliennes, comme la justice par exemple.
85. Violaine ROUSSEL, « Le droit et ses formes. Éléments de discussion de la sociologie du droit
de Pierre Bourdieu », Droit et Société, 56-57, 2004, p. 41-56 ; Liora ISRAËL et al. (éd.), Sur la
portée sociale du droit, PUF, Paris, 2005 ; Liora ISRAËL et Martine KALUSZYNSKI (éd.), dossier « Quelles méthodes pour la sociologie du droit et de la justice ? », Droit et Société, 69-70,
2008.
86. Pierre LASCOUMES et Évelyne SERVERIN, « Le droit comme activité sociale », Droit et Société, 8, 1985, p. 165-186.
87. Bruno LATOUR, La fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d'État, La Découverte,
Paris, 2004.
88. Pierre LASCOUMES, « Normes juridiques et mise en œuvre des politiques publiques »,
L'Année sociologique, 40, 1990, p. 43-71.
89. Pierre LASCOUMES et Jean-Pierre LE BOURHIS, « Des "passe-droit" aux passes du droit. La
mise en œuvre socio-juridique de l'action publique », Droit et Société, 32, 1996, p. 51-73.

DROIT ET SOCIÉTÉ, VOL. 57, 2017

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