Anthologie du droit - Méthode d'interprétation et sources en droit privé positif - Tome 1 - 235

LES SOURCES FORMELLES DU DROIT PRIVÉ POSITIF ET LEUR INTERPRÉTATION

217

À la prendre dans sa manifestation extérieure, qui, seule, peut nous en suggérer la notion rudimentaire, que nous cherchons pour l'instant, la coutume se présente comme un fait, ou plutôt, comme un ensemble de faits, révélant un sentiment juridique. - En effet, la formation d'un droit coutumier suppose, d'abord,
que, par une suite suffisante d'actes répétés, se soit établie une pratique constante,
concernant un rapport de la vie sociale. Et voilà l'élément de fait, qui sert à la
coutume de substratum nécessaire. - Mais, ce n'est pas encore assez. Il faut, de
plus, pour qu'un rapport, consacré par l'usage, soit érigé en rapport de droit positif239, que la pratique, d'où il résulte, le constitue avec un caractère de nécessité
(opinio necessitatis), de façon à l'imposer, au besoin, en vertu d'une règle munie
de la sanction publique240. Et, c'est en ce sens seulement, que cette pratique révélera un sentiment juridique.
Ce dernier élément, vraiment spécifique, de la coutume véritable, exclut de
son domaine certaines pratiques sociales, qui, bien que fermement établies, prétendraient vainement au rôle de sources du droit privé positif, parce que l'usage,
qui les consacre, n'implique aucune idée coercitive : ainsi, les habitudes de la vie
journalière, ce qu'on appelle les mœurs du peuple ou d'une classe du peuple, les
usages économiques du commerce, de l'agriculture, de l'industrie, etc..., les règles
de bienséance ou de politesse, les convenances du monde, telles que la mode,
même des pratiques morales ou religieuses, etc., bref toutes mises en œuvre de la
vie sociale, qui restent manifestement étrangères à l'ordre juridique positif241. -
Ce n'est pas à dire, d'ailleurs, que semblables pratiques restent sans intérêt pour
l'organisation des rapports de droit privé.
Le croire serait oublier que ces rapports sont dans une étroite dépendance de
tout l'ensemble social, plus généralement même, de cette nature objective des
choses, que le jurisconsulte ne doit jamais perdre de vue242. La loi et la coutume
239. Il s'agit, bien entendu, d'un rapport de droit objectif, non d une faculté concrète (droit au
sens subjectif), consacrée par une situation de fait prolongée. En cela, la coutume juridique se distingue nettement de la prescription, sans que l'on doive pourtant méconnaître l'analogie profonde de
ces deux institutions, sur laquelle je reviendrai (voy. ci-dessous, n° 116). - Cpr. F. Regelsberger,
Pandekten, § 22, I, t. I, 1893, p. 99-100.
240. Cela tient à l'essence même du droit positif. - Comp. E. Picard, Le droit pur, Permanences
juridiques abstraites, 1899, §§ XVI-XXIII p. 38-50 et § XLVIII, p. 105-108.
241. Sur les mœurs sociales et leur rôle dans la vie, voy. : [W. Arnold, Cultur und Rechtsleben,
1865, passim.] - tout le tome II de R. von JHERING, Der Zweck im Recht, 2e éd., 1886, Das Sittliche.
[- P. Œrtmann, Rechtsordnung und Verkehrssitte, 1914.] - Sur les règles de la morale ou des mœurs,
opposées à celles du droit, voy. F. Regelsberger, Pandekten, § 10, t. I, 1893, p. 60-63 ; cf. p. 93. -
O. Gierke, Deutsches Privatrecht, § 15, II, 2-3, t. I, 1895, p. 113-115. - R. Stammler, Wirtschaft and
Recht nach der materialistischen Geschichtsauffassung, 1896, §§ 22-24, p. 125-135. - Ed. Heilfron, Lehrbuch des bürgerlichen Rechts, § 1, note 1, t. I, 1897, p. 1. - Savigny, Traité de droit romain, trad. Guenoux,
t. I, 1840, p. 328, 341, 344-346, a bien montré l'indépendance, en même temps que les réactions respectives, de l'élément moral et de l'élément juridique. - Adde, encore, sur la contrainte résultant des
mœurs, des usages, de l'honneur, de la politesse : A. Pillet, Le Droit de La guerre, t. I, 1892, p. 16-17.
242. Comp. Mémoires du Chancelier Pasquier, t. I, 1893, p. 232 : « II y a deux choses nécessaires
pour constituer, pour organiser une société. Il lui faut sans doute une législation écrite appropriée à sa
position matérielle : mais, à côté de celle-là, doit s'en rencontrer une autre, toute composée d'usages,
d'habitudes, d'idées reçues, de mœurs enfin ; et cette dernière est la seule, qui gouverne la vie sociale
en tant de circonstances où les lois ne peuvent exercer leur action ». - Rappr. J.-J. Rousseau, Du
Contrat social, liv. II, chap. 12, in fine, éd. Garnier, p. 276. - Sur l'usage indéterminé, précédant la
vraie coutume juridique, particulièrement dans l'ancien droit romain, voy. R. von Jhering, Geist des
römischen Rechts, II, 1,4e éd., 1880, p. 274-278 ; 3e éd. franç. de Meulenaere, t. II, p. 271-275. -
Adde encore : F. Suarez, S. J., De legibus et legislatore Deo, lib. VII, cap. I, §§ 1-8.
Anthologie du droit - Méthode d'interprétation et sources en droit privé positif - Tome 1

Table des matières de la publication Anthologie du droit - Méthode d'interprétation et sources en droit privé positif - Tome 1
