Contextes - Le travail dans son droit - 23

LA « LÉGALISATIoN » DU MoNDE DU TRAVAIL

s'est développé très concrètement l'État social, à travers une administration
prenant en charge ce domaine où jusqu'ici toute intervention publique
était quasiment proscrite. La comparaison avec la politique culturelle, qui
émerge à peu près à la même époque mais à travers une illégitimité encore
plus forte, est particulièrement intéressante : à l'inverse de ce que montre
Vincent Dubois, qui pointe à la fois le refus des agents du champ de production culturelle, devenu particulièrement autonome, et l'intériorisation par
les agents de l'État de cette illégitimité13, les politiques étatiques envers le
travail sont marquées par un fort volontarisme de la part d'un petit nombre
de hauts fonctionnaires et d'hommes politiques, mais aussi de positions très
clivées au sein du monde du travail. Les syndicats ouvriers la demandent,
même si une partie d'entre eux sont particulièrement méfiants envers les
logiques étatiques. De leur côté, les organisations patronales la rejettent
avec virulence au nom du libéralisme économique et du paternalisme. Dans
cette perspective, la pression du mouvement ouvrier et l'intérêt nouveau
de l'Église pour la question sociale sont tous deux à la base de cet engagement d'un certain nombre d'individus et permettent l'émergence d'une
série d'innovations institutionnelles dans le domaine du travail, avec la
constitution d'un ministère et d'une bureaucratie chargés de ce secteur
d'intervention publique, et la naissance d'un code qui compile, met en
forme et finalement rationalise un ensemble de textes existants.
on peut dater de 1892 l'origine d'une législation étatique du monde
du travail : la loi du 2 novembre, relative au travail des enfants, des filles
mineures et des femmes professionnalise le corps des inspecteurs du travail,
qui sont nommés par concours et deviennent des fonctionnaires payés par
l'État. La loi autorise par ailleurs les femmes à entrer dans le corps14. Si
les inspecteurs sont très peu nombreux (environ une centaine en 1892, un
peu plus de 140 au début du siècle), l'inspection du travail est divisée en
onze circonscriptions, dirigées chacune par un inspecteur divisionnaire.
Ils sont chargés d'inspecter des usines pour vérifier le respect de la réglementation, mais ils sont, selon le texte même de la loi, invités à jouer un
rôle de persuasion auprès des employeurs plus que de condamnation15.
R. Reid insiste longuement sur l'« autorité » nécessaire à l'exercice de cette
fonction, qui fait d'eux des « instituteurs » du social ou des « voltigeurs de
13. V. Dubois, La politique culturelle. Genèse d'une catégorie d'intervention publique,
Paris, Belin, 2000, p. 20 et s.
14. C'est une précédente loi de 1874 qui avait créé le rôle d'inspecteur du travail. Sur les
inspectrices du travail, cf. A.-S. Beau et S. Schweitzer, « L'inspection du travail au féminin,
1892-1974 », in A. Chatriot, o. Join-Lambert et V. Viet (dir.), Les politiques du travail,
1906-2006. Acteurs, institutions, réseaux, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006,
p. 77-88.
15. D. Reid, « L'identité sociale de l'inspecteur du travail », Le Mouvement social, 1995,
n° 170, p. 39-59.

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