Contextes - Penser l'ordre juridique médiéval et moderne - 15

OBSERvATIONS SUR L'ANACHRONISME DES CONCEPTS

L'anachronisme des concepts est d'utilisation courante mais ne va
pas sans poser quelques difficultés, ainsi que l'illustrent les controverses
rapportées par Julien Boudon et Thierry Sol dans la dernière partie de ce
volume. Comme le relevait Raymond Aron, l'on pourrait en effet se poser
la question de savoir si le système juridique reconstruit par l'historien du
droit n'est pas idéal sinon idéel16. François Furet, avec les mots que l'on
connaît, a de son côté sévèrement critiqué l'anachronisme des concepts
mobilisé par le juriste, historien et dogmaticien, qu'il qualifie sans détour
d'« absurde » - une méthode qui confinerait à l'« extrémisme kelsénien »
et à la « quintessence d'abstraction »17. L'éminent historien du droit Paolo
Grossi affirme à son tour que « l'enseignement de l'histoire n'est pas de
projeter [...] des modèles anachroniques, mais de restituer » une histoire
objective dans toute sa plénitude18. Il oppose ainsi la restitution à laquelle
se livre l'historien du droit à la projection que mobilise le dogmaticien. Et
il est à craindre que la vérité dogmatique, tenue pour universelle, finisse
pas effacer la trace de l'histoire19. L'anachronisme qui peut passer pour
une erreur fondamentale de méthode, est en vérité inhérent à toute histoire
institutionnelle, comme en témoigne notamment le recours à la théorie du
droit dans la quatrième partie de l'ouvrage. Jean-Louis Halpérin fait ainsi
de « la distinction théorique entre règles constitutives et règles contingentes [...] un moyen heuristique parmi d'autres d'aider les historiens du
droit à faire leur travail », tandis que Michel Troper mobilise, au service
de l'histoire du droit, des métaconcepts (définis comme « des concepts de
la théorie contemporaine du droit qui réfèrent à des concepts historiques
variés ») et, plus spécialement, le métaconcept de hiérarchie des normes.
L'historien du droit ne peut en effet pleinement échapper à son temps.
Surtout, il se heurte à une difficulté supplémentaire : juriste, il est formé aux
cadres conceptuels et au vocabulaire juridique contemporains. Le juristehistorien ne peut, en pratique, renoncer à utiliser des catégories modernes,
sauf à se condamner trop souvent au silence.
Il paraît surtout évident que l'histoire ne peut être traitée comme une
réalité exclusivement objective ainsi que le professaient les historiens de
la fin du xixe siècle. L'historien ne peut, quant à lui, se comporter comme
une simple « machine enregistreuse »20, car il n'existe certainement pas
une réalité historique qu'il conviendrait de ressusciter ou de reproduire
16. R. Aron, Introduction, op. cit., p. 144.
17. F. Furet, « Concepts juridiques et conjoncture révolutionnaire », Annales, t. 47/6,
1992, p. 1185 et p. 1193.
18. P. Grossi, L'ordine giuridico medievale, Roma-Bari, Editori Laterza, 1996, p. 12.
19. P. Legendre, L'amour du censeur. Essai sur l'ordre dogmatique, Paris, 1974, p. 90-91.
20. J. Gaudemet, « Études juridiques et culture historique », APD 1959 [Droit et histoire],
p. 19.

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