Contextes - Penser la technique juridique - 230

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LA teChNIque Ou L'OuBLI Du DrOIt ?

domaines de la vie. Même si le citoyen s'en plaint, force est de constater qu'il
supporte assez bien ce despotisme. La surprise indignée de tocqueville face
à « l'ardeur réglementaire » manifestée (déjà) par le Code des lois de 1650
de l'État du Connecticut et qui porte le législateur à s'occuper « des soins
les plus indignes de lui » en prohibant l'usage du tabac nous est, en effet,
devenue assez étrangère37. Comme l'observe André Siegfried, à l'époque
contemporaine, le citoyen ressemble plus au chien qu'au loup de la fable38.
Les conditions d'existence de chaque citoyen dépendant d'autrui ainsi que,
pour une part considérable, d'organisations collectives39, l'intervention de
l'État, notamment par la voie de l'édiction de règles de droit, est constante.
Ces nouvelles fonctions de l'État impliquent que son action soit appuyée
par une puissante administration. Cette dernière joue un rôle considérable
dans la production normative : non seulement dans la confection des textes
à valeur réglementaire mais aussi dans ceux ayant une valeur législative.
La « subversion du schéma organique classique »40 est présentée souvent
comme l'une des causes de la dégradation du droit41. Le rôle prédominant
joué par l'exécutif dans la production des normes juridiques signifie que
ce sont les bureaux, les techniciens qui élaborent une part importante de
ces normes. Cette transformation de l'État est décrite par Jacques ellul,
dans l'Illusion politique : « un État moderne n'est pas d'abord un organe
centralisé de décision, un ensemble d'organes politiques. Il est d'abord une
énorme machinerie de bureaux »42. Il continue : « Les véritables problèmes
politiques, ceux de la vie quotidienne de la nation, ceux de la relation entre
citoyens et pouvoir public, ceux de la croissance de l'autorité, ceux du
pouvoir économique sont aux mains des bureaux » et conclut : « Là réside
p. 280). L'auteur observe par ailleurs que ce changement de finalité de la technique juridique
a notamment pour conséquence une augmentation considérable de la production juridique.
37. A. de tocqueville, De la démocratie en Amérique, Gallimard Folio, 1961, t. I, p. 85.
38. A. Siegfried (« Le problème de l'État au xxe siècle en fonction des transformations de la
production », in Politique et technique, Centre de sciences politiques de l'Institut d'études
juridiques de Nice, PuF, 1958 p. 17) : « Le citoyen du xxe siècle ressemble davantage au
chien qu'au loup de la fable. C'est qu'au xixe siècle, siècle de l'échange, de l'initiative, du
risque, de la peine de mort commerciale pour quiconque ne réussissait pas, succède un siècle
que caractérisent la technique organisée, la production intégrée dans l'armature de l'État ».
toutefois, dès le xixe siècle tocqueville, dans des passages célèbres, avait envisagé que la
nation puisse se transformer en « un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le
gouvernement est le berger », s'abandonnant à une « servitude, réglée, douce et paisible »
(A. de tocqueville, op. cit., t. II, p. 435).
39. A. Siegfried, op. cit., p. 24.
40. S. rials, « Ouverture : quelles crises ?, quel droit ? », Droits, 1986, n° 4, p. 4.
41. V., en ce sens, y. Gaudemet, « La loi administrative », RDP, 2006, p. 65 et s. ;
B. Oppetit, « L'hypothèse du déclin du droit », Droits 1986, n° 4, p. 12 et s ; A. Viandier,
« La crise de la technique législative », Droits 1986, n° 4, p. 78.
42. J. ellul, L'illusion politique, éd. La table ronde, 2004, p. 193-194.
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