Contextes - Penser la technique juridique - 50

42

L'eMPIre De LA teChNIque Au rOyAuMe Du DrOIt

le droit armait l'étant contre l'être, ne serait-ce qu'en l'emmurant ; ce qui
conduit la cité des hommes à mobiliser des énergies nouvelles, artificielles,
pour faire le droit - un droit expression de la liberté arbitraire d'invention,
et non plus art du juste objectif, un droit qui tend à se déconnecter de la
question de l'Être.
Avec les Modernes, on va plus loin : on entre dans l'ère de l'organisation
méticuleuse et de la centralisation poussée des processus de fabrication
du droit, dans l'ère de la production industrielle du droit51. Le droit est
de plus en plus perçu comme produit par des forces : raison, Nécessité,
Volonté (celle-ci, en démocratie, en fait de souveraineté, signifie majorité,
se dégage par comptage de voix, ce qui constitue une approche technicienne
de la vérité juridique, qui s'autoproduit52). Le corps politique, tel qu'il est
pensé (N. Machiavel, t. hobbes, J.-J. rousseau), devient alors usine à légiférer53, à produire massivement des règles de conduite marquées de son
sceau et assorties de sanctions ; il devient imprimeur de textes juridiques.
Positivisme juridique, au fond, qui ne dit pas encore son nom, mais qui
est à l'œuvre. La loi, posée par un acte de volonté humaine, et à laquelle
tout le droit s'identifie bientôt, devient l'instrument privilégié, pour servir
les forces que la technique met en avant, tout en les maintenant sous son
empire. Ces forces - raison, Nécessité, Volonté - poussent au changement, bousculent l'ordre établi. Le droit n'est plus « monument »54 mais
« chantier »55. On se met à croire que l'homme peut, ou doit, faire l'histoire,
de la Nature, ce qui a pu inciter hegel à réconcilier ce que la technique a parfois divisé
et appauvri.
51. Les origines de ce fait peuvent être trouvées, en suivant M. heidegger, dans un nouveau
mode de penser, propre à Aristote mais peut-être déjà à Platon, voire à Socrate, qui fait
de la pensée une sorte d'usine à produire des idées utiles pour la cité. Il ne s'agit plus de
penser simplement pour penser. Il ne s'agit plus de connaître seulement pour connaître.
52. V. article préc., A. Desrameaux, « Interprétation et mathématisation du droit dans la
littérature juridique au xviiie siècle ».
53. Ainsi, un artifice (l'État) produit-il de l'artifice (le droit). et à l'origine de tous ces artifices, il y a l'homme : « La nature, cet art par lequel Dieu a produit le monde et le gouverne,
est imité par l'art de l'homme en ceci comme en beaucoup d'autres choses, qu'un tel art peut
produire un animal artificiel » (t. hobbes, Léviathan, 1651, éd. Sirey, 1971, introduction,
souligné par l'auteur).
54. On peut regretter que le droit ne soit plus conçu comme un monument appelé à durer :
sur la « gémellité » entre droit (romain) et architecture (antique), v. P. Caye, « Droit et
architecture, Savoirs de la différence, arts de la distance », dans Regards sur le droit, dir.
F. terré, Dalloz, 2010, p. 251-257.
55. « Notre espace ressemble à un monstrueux atelier de forgeron. Il ne peut échapper
au regard qu'on ne vise aucunement ici à engendrer des œuvres durables, comme nous
l'admirons dans les édifices des Anciens [...]. Au contraire, tout moyen présente un caractère provisoire, un caractère de chantier, et il est destiné à un emploi éphémère [...]. Notre
paysage apparaît comme un paysage de transition. Il n'y a ici aucune stabilité des formes ;
toutes les forces sont continuellement modelées par une agitation dynamique. Il n'y a aucune
Contextes - Penser la technique juridique

Table des matières de la publication Contextes - Penser la technique juridique
