Droit et Société - La société d'austérité - 2017-2018 - 43

LE MODELE DE L'AUSTERITE

L'étude du cas portugais permet de comprendre la force de la rhétorique de
l'austérité. Cette rhétorique, conçue comme un élément constitutif de l'ordre institutionnel et des pratiques sociales, donne un sens et une forme à l'imaginaire
de l'austérité 65, marqué lui-même par l'indétermination et l'incertitude de ses
limites. En dépit des conflits autour du quantum d'austérité à appliquer à chaque
société, l'exemple de la société portugaise montre qu'un « consensus » est possible s'il est établi sur la base d'une argumentation sur le caractère inévitable de
l'austérité. De façon indiscriminée, ce consensus appelle à la responsabilité collective dans la mesure où tous les individus ont manqué de prudence. C'est à
partir de cette croyance que l'action politique est envisageable. Pourtant, l'usage
du pluriel « nous » présente ici des difficultés d'interprétation, car, au bout du
compte, à qui ce « nous » se réfère-t-il ? Pour George Gurvitch, le pluriel
« nous » évoque un tout irréductible à la pluralité de ses membres ; il représente
une union indécomposable. Ce « nous » n'attribue pas des caractéristiques spécifiques aux membres qui le composent ; il constitue un cadre social, un tout
concret. Cela présuppose l'existence des participations réciproques, celles de
l'unité dans la pluralité et celles de la pluralité dans l'unité 66.
Cela veut dire que, par rapport à la crise, nous sommes considérés comme
étant tous coupables et responsables en raison de notre irresponsabilité individuelle et collective. L'idée d'un « nous » représentant l'intérêt collectif, sous la
forme d'un effort commun, renvoie au dilemme qui existe entre le sacrifice individuel et la justice sociale. Cette opposition dichotomique reflète l'un des enjeux
majeurs de la théorie politique classique. Cette dichotomie réapparaît aujourd'hui dans le raisonnement suivant : face à la crise qui atteint tous les individus, des dispositifs éliminant des droits fondamentaux ne sont mis en place que
pour certains d'entre eux. Or l'intérêt commun peut-il justifier le sacrifice d'une
partie de la population ?
En effet, le diagnostic posé par l'économie politique conduit à penser que les
solutions à la crise se trouvent dans l'effort individuel de chacun. Sur cet aspect,
Alexandre Abreu a affirmé sans détour : les dépenses de l'État étranglent l'économie ; sa réduction est nécessaire pour promouvoir la croissance économique ;
on ne doit pas taxer les riches, car ils arrêteraient de produire des richesses et
tous sortiraient perdants ; si l'on taxe les rendements du capital, il se déplacera
ailleurs. Selon lui, la racine du problème réside dans les privilèges excessifs des
travailleurs et de certaines catégories sociales. Pour cet auteur, « nous sommes
tous dans le même bateau, et il n'y a pas d'alternative aux politiques en cours » 67.
Or, cette vision de la crise soulève une question éthique, examinée ici à partir de
deux aspects : d'une part celui de la perspective déontologique, dont la priorité
65. À propos de cet imaginaire, voir Bob JESSOP, « Cultural political economy and critical policy
studies », op. cit., 2009, p. 13-14.
66. Cf. Georges GURVITCH, Traité de sociologie, vol. 2, PUF, Paris, 1957. 1re éd. [traduction portugaise réalisée par Alberto Ferreira. Tratado de Sociologia. Barcelos, Companhia Editora do
Minho, 1977].
67. Cf. Alexandre ABREU, « As sete vidas do argumentário neoliberal », Le Monde Diplomatique,
dezembro de 2011, p. 2.

DROIT ET SOCIÉTÉ, VOL. 58, 201743

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