Droit et Société - La société d'austérité - 2017-2018 - 86

LA SOCIETE D'AUSTERITE

d'abstentions avec seulement neuf votes au-dessus du quorum requis. Si cette Déclaration a été approuvée sans votes contraires, la situation en soi témoigne de la réticence des représentants étatiques de plusieurs pays. Cela a été perçu par Lee Swepston comme une prise de position contre les droits humains du travail, par peur de
l'application d'un texte susceptible de minimiser le développement économique en
regard de l'augmentation des coûts de la production 88.
De façon plus aiguë, Colin Fenwicvk et Tonia Novitz ont perçu dans cet épisode l'existence d'acteurs compromis avec des intérêts fortement opposés à la
régulation et à l'effectivité des droits du travail. Cela fut évident lors des arrangements entre les groupes de travailleurs, d'employeurs et de membres des gouvernements. Dans les deux interprétations de cette tension, celle entre l'économique et le social apparaît comme le nœud déterminant des coûts concernant les
droits du travail ou, pour revenir à l'idée présentée auparavant, des coûts de la
marchandise qu'est devenu le droit du travail.
Dix années après cet épisode, en 2008, la Conférence internationale du travail
renforça la responsabilité de l'OIT au regard de la situation de crise, en soulignant
la nécessité d'un examen des politiques internationales et financières à la lumière
des objectifs fondamentaux de justice sociale. Une fois encore, comme a signalé
Alain Supiot, les réponses à la crise accentuent la régression des droits du travail.
En allant plus loin dans son argumentation sur les coûts de ce dernier, cet auteur
identifie les coûts d'opportunité liés aux effets de fongibilité du droit lui-même,
phénomène qu'il désigne comme law shopping 89.
Le droit devient ainsi une marchandise en compétition dans le marché global,
où les systèmes juridiques les plus adéquats aux objectifs de rentabilité financière
sont en concurrence avec d'autres facteurs de production. Au lieu d'une compétition sujette à la loi, c'est d'un droit soumis à la concurrence qu'il s'agit désormais.
Cela transforme le droit en marchandise à l'opposé de ce qu'établit la Déclaration
de Philadelphie. Par conséquent, il ne s'agit plus seulement de reconnaître l'indexation du droit au bon fonctionnement du marché, mais de pouvoir identifier
l'existence d'un marché juridique soumis aux lois de l'offre et de la demande. Sur
cet aspect, l'expérience portugaise est emblématique. Lors de la demande d'aide
financière adressée à la Troïka par ce pays, à l'exemple de la Grèce et de l'Irlande,
une logique d'échange marchand a été établie. Elle correspondait aux nécessités du
système financier et à celles du bon fonctionnement des marchés et eut comme
conséquence l'érosion des droits du travail. Selon cette logique, les marchés fonctionnent mieux à partir de l'existence des « droits market friendly ». Dans cette
mesure, le sens de la justice recherché par le droit n'est pas compatible avec la
rationalité, ou l'irra-tionalité, du marché.
Ce processus de marchandisation du droit n'est pas une résultante immédiate
de la crise ; il ne dépend pas non plus de l'adoption des mesures d'austérité. En

88. Ibid., p. 91.
89. Cf. Alain SUPIOT, L'esprit de Philadelphie. La Justice sociale face au marché total, op. cit., ID.,
« A legal perspective on the economic crisis of 2008 », op. cit, p. 151-162.

DROIT ET SOCIÉTÉ, VOL. 58, 2017

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