Hors collection - Droit(s) et Street Art - 17

DIDIER GUÉVEL

9

toucher profondément, et l'histoire de l'art ne lui reconnaîtra jamais une
importance réelle et durable »11. Le street art est donc bien un art au sens
classique, la longue et méticuleuse préparation en atelier12 des œuvres de rue
devant déjà, à elle seule, constituer un argument pour élever ces dernières
au rang artistique (ou, diront certains, pour passer d'un art mineur à un art
majeur). Les œuvres les plus belles sont longuement préparées13, comme le
sont les peintures traditionnelles (et même mieux, parfois14).
La solution est identique si l'on donne à l'art une définition fonctionnelle
et qu'on lui attribue une fonction sociale, ne serait-ce, comme l'écrivait
Léon Tolstoï, que celle de mettre l'homme, à qui s'adresse une œuvre,
en relation « avec celui qui l'a produite et avec tous ceux qui, simultanément, antérieurement, ou postérieurement, en reçoivent l'impression »15.
Le street art implique une esthétique fonctionnelle16, au sens où l'entendait
André Leroi-Gourhan17 : il apporte l'art là où il est méconnu, il a mission
d'embellir la ville et il constitue un élément de reconnaissance pour un
groupe assez soudé. Et, comme il faut bien admettre que ce sont les classes
supérieures instruites qui ont fait reconnaître et apprécier le street art,
même l'approche de Pierre Bourdieu peut convenir ici18.
Dès lors, il semble que nous n'en sommes plus à l'artification, mais à
l'appréhension par le droit d'un art déjà consommé qui présente un caractère irréductible.
4. Le terme de « juridicisation » (et non juste « juridisation »), utilisé dans
l'intitulé de cette introduction, néologisme se voulant un peu péjoratif, a
été choisi pour marquer la prudence qu'il nous semble falloir observer à
l'égard de tout encadrement juridique.
11. Ibid., p. 183.
12. Notamment des pochoirs ; v., p. ex., C. Guémy (dit « C215 »), C215. La monographie, 2015, Albin Michel, p. 28 et 240 : des heures de préparation pour quelques minutes
de peinture...
13. Sur des carnets, comme le font les peintres classiques, carnets ici appelés black books.
14. Ainsi, par exemple, des artistes réalisent d'abord leur travail en trois dimensions pour
une réalisation finale en à-plat.
15. L. Tolstoï, Qu'est-ce que l'art ? (1931), 2006, Puf, coll. « Quadrige », p. 55 ; il ajoute
que la méthode pour reconnaître une véritable œuvre d'art est simple : il y a art « si un
homme, sans aucun effort de sa part, reçoit, en présence de l'œuvre d'un autre homme, une
émotion qui l'unit à cet autre homme, et à d'autres encore recevant en même temps que lui
la même impression » (p. 159).
16. « L'œuvre d'art (...) a pour mission essentielle de déclencher AUTOMATIQUEMENT
la sensation esthétique chez le spectateur » (R. Magritte, Les mots et les images, 2012,
Bruxelles, Espace Nord, coll. « Choix d'écrits », p. 15).
17. A. Leroi-Gourhan, L'Art pariétal : langage de la Préhistoire, Grenoble, Jérôme
Millon, 1992.
18. P. Bourdieu et A. Darbel, L'Amour de l'Art : les musées et leur public, Éditions de
Minuit, 1966.
Hors collection - Droit(s) et Street Art

Table des matières de la publication Hors collection - Droit(s) et Street Art
