Hors collection - Droit(s) et Street Art - 47

NATHALIE HEINICH

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II - ARTIFICATION
Dans cette mise à l'épreuve des frontières du droit, l'on retrouve l'une
des caractéristiques de l'art contemporain, dont j'avais montré dans Le
Triple jeu de l'art contemporain qu'il a pour propriété de transgresser les
frontières, ou d'expérimenter les limites - qu'il s'agisse des limites de la
notion d'art telle que communément définie, des limites du bon goût, des
limites du musée, ou des limites de la loi8.
En cela, le street art est un homologue de l'art contemporain : l'un et
l'autre franchissent des frontières symboliques, expérimentent des limites,
outrepassent les bornes - qu'elles soient juridiques, morales ou esthétiques.
C'est précisément ce qui rend son artification d'autant plus aisée qu'elle
s'inscrit dans ce que j'ai appelé le « paradigme » de l'art contemporain9.
Et c'est bien en effet ce qui s'est produit : la pratique du tag ou du graff
ne s'est pas « artifiée » sur le modèle des arts graphiques, comme ç'aurait
été le cas si elle s'était calée sur l'art de l'affiche ; ni sur le modèle des « arts
de la rue », c'est-à-dire du spectacle. En se retrouvant dans les galeries, les
salles de vente, voire les musées, et donc en parvenant à mobiliser les intermédiaires patentés de l'art contemporain (commissaires d'expo, critiques
d'art, galeristes, commissaires-priseurs...10), tagueurs et graffeurs ont réussi
à imposer, en moins d'une génération, un nouveau genre non pas de l'art
en général, mais de l'art contemporain, dont il partage non seulement la
valeur dominante - la transgression - mais aussi, à présent, l'économie et
le cadre institutionnel.
Il faut distinguer toutefois entre différentes catégories de pratiques,
plus ou moins éligibles à l'artification par l'intégration dans le monde de
l'art contemporain. Car entre le quasi-délinquant qui taggue nuitamment
sa signature en grand format sur des wagons, et le travail d'un Ernest
Pignon-Ernest qui colle - nuitamment lui aussi - des dessins longuement
travaillés en atelier, conçus en fonction du support auquel il les destine et
selon une thématique approfondie, il y a loin - et cette distance se retraduit
tant en rapidité de la reconnaissance qu'en degré de la réussite. C'est dire
que plus la pratique est proche du monde des arts plastiques, même sous
sa forme très « contemporaine » qu'est l'intervention in situ (notamment
par l'association de la proposition à une documentation qui accompagne
8. Cf. N. Heinich, Le Triple jeu de l'art contemporain. Sociologie des arts plastiques,
1998, Paris, Éditions de Minuit.
9. Cf. N. Heinich, Le Paradigme de l'art contemporain. Structures d'une révolution
artistique, 2014, Paris, Gallimard.
10. Cf. notamment N. Heinich, Faire voir. L'art à l'épreuve de ses médiations, 2007,
Paris, Les Impressions nouvelles.
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