Bibliothèque de droit privé - Tome 579 - Le pouvoir normatif de la Cour de cassation à l'heure actuelle - 21

INTRODUCTION

5

directeurs41. Par ailleurs, la Haute juridiction fait des choix de société, dans l'arrêt
du 29  octobre 200442 qui libéralise les donations dans le cadre d'une relation
adultère, ou dans l'arrêt Perruche43 qui entraînera une crise « juridico-médiaticopolitique »44. Ces « coups de force judiciaires »45 suscitent de vives critiques en
doctrine et provoquent des réflexions d'ensemble sur les limites du pouvoir
normatif de la Cour de cassation46.
7. Mais, même dans ces périodes d'extension, il faut noter que le pouvoir normatif de la Cour de cassation n'est jamais exercé ouvertement. Jamais, la Cour ne
prétend formuler une règle générale au-delà du cas particulier et en marge des textes.
De ce point de vue, aucune évolution n'est perceptible. La Cour dissimule systématiquement son rôle créateur derrière l'application de la loi et la mécanique du syllogisme juridique. C'était vrai à la fin du xixe siècle, la « révolte contre le Code »,
prenant la forme d'une révolte « camouflée », sous des « fictions destinées à respecter en apparence mais non en réalité, l'ordre juridique du Code »47. De sorte que la
doctrine devait constater plus tard que « la "libre recherche scientifique", préconisée par François Gény, [s'était] exercée en respectant le dogme de la plénitude de
l'ordre législatif »48. Et c'est également vrai à la fin du xxe siècle, où la Cour de
cassation, tout en se livrant à des violations caractérisées de la loi, ne se départ pas
de son attitude habituelle49. Les textes restent le support de son œuvre créative,
quoiqu'il ne s'agisse parfois que d'un support artificiel, et les arrêts ne font état ni
de « revirement », ni de « création jurisprudentielle ». Au contraire, la Cour de cassation va même parfois jusqu'à nier publiquement le rôle créateur de la jurisprudence, pour justifier la rétroactivité de ses revirements50.
8. Cette « fausse pudeur traditionnelle »51 est une caractéristique des pays de
droit écrit52 où, depuis l'époque du préteur romain53, le juge paraît soucieux de
41. Civ.  1re, 13  oct.  1998, Tocqueville, Bull.  Civ.  I, n°  300, D.  1999.197, note C. JAMIN,
Somm.  115, obs.  P.  DELEBECQUE, JCP  1999.II.10133, note RZEPECKI, RTD  civ.  1999. 374,
obs.  J.  MESTRE, Defrénois  1999.374, obs.  D.  MAZEAUD ; H.  CAPITANT, F.  TERRÉ,
Y. LEQUETTE, Les grands arrêts de la jurisprudence civile, op. cit., n° 180, p. 266.
42. Ass. Pl. 29 oct. 2004, D. 2004.3175, note D. VIGNEAU, JCP 2005.II.10011, note F. CHABAS.
43. Ass.  Pl., 17  nov.  2000, D.  2001.332, note D.  MAZEAUD, 336, note P.  JOURDAIN,
JCP 2000.II.10438, concl. SAINTE-ROSE, rapp. SARGOS, note F. CHABAS.
44. P. JOURDAIN, « La loi anti-Perruche : une loi démagogique », D. 2002, p. 891.
45. M. BANDRAC, « La jurisprudence ? », in La jurisprudence aujourd'hui, libres propos sur une
institution controversée, RTD civ. 1992, p. 340.
46. La jurisprudence aujourd'hui, libres propos sur une institution controversée, RTD civ. 1992 ;
rappr., La  jurisprudence, Archives de Philosophie du droit, Sirey, 1985, E.  SERVERIN, De la
jurisprudence en droit privé, théorie d'une pratique, PUL, coll. « critique du droit », 1985, F. ZÉNATI,
La jurisprudence, Dalloz, coll. « Méthodes du droit », 1991.
47. G. MORIN, La révolte du droit contre le Code, op. cit., p. 1 et 2.
48. R. DAVID, Les grands systèmes de droit contemporains, Précis Dalloz, 4e éd., 1971, n° 94, p. 133.
49. M.  GOBERT, « La jurisprudence, source du droit triomphante mais menacée », in La
jurisprudence aujourd'hui, libres propos sur une institution controversée, op. cit., p. 344.
50. N. MOLFESSIS, « La Cour de cassation face à la modulation dans le temps des revirements
de jurisprudence », D. 2009, p. 2567.
51. P. DEUMIER, « Quand la Cour de cassation assume ses revirements », note ss Com. 8 févr.
2011, RTD civ. 2011, p. 493.
52. L'attitude est commune à toutes les juridictions des pays de tradition romano-germaniques,
dans lesquels on retrouve, à chaque fois, un équivalent de l'article 5 du Code civil (R. DAVID, Les
grands systèmes de droit contemporain, op. cit., n° 99, p. 134).
53. J.  GAUDEMET, Les institutions de l'Antiquité, Montchrestien, 5e  éd., 1998, p.  166 ;
G.  HANARD, Droit romain, t.  1, Publications des Facultés universitaires, Saint-Louis, Bruxelles,
1997, spéc. n° 45 et s., p. 48 et s. et n° 49 et s., p. 51 et s. ; F. FAURÉ, Essai historique sur le préteur
Table des matières de la publication Bibliothèque de droit privé - Tome 579 - Le pouvoir normatif de la Cour de cassation à l'heure actuelle
