Revue - Gazette du Palais n° hors-série - 18 mai 2018 - 7

Actes de colloque

dans certains cas ne plus y contribuer, voire participer à
sa remise en cause. Autrement dit, qu'elle n'était pas au
service de l'édification du lien social.
Ce discours serait-il dépassé ? Je n'en suis pas certain.
N'est-ce pas au nom de l'harmonie sociale que nos gouvernants légifèrent à intervalles réguliers pour diminuer
les marges de manœuvres des acteurs dans le secteur de
la grande distribution ? Autrement dit, nos gouvernants
n'interviennent-ils pas dans le but d'éviter les affrontements, dont on sait qu'ils peuvent être parfois violents,
entre distributeurs et fournisseurs, surtout quand ceux-ci
émanent du monde agricole ? À moins que les choses ne
soient parfois plus subtiles... Il est en effet des cas dans
lesquels le législateur bride la capacité de négociation
des acteurs pour qu'ils continuent à croire dans les vertus
d'un marché réputé libre. C'est à mes yeux tout le sens de
l'évolution du droit européen de la consommation depuis
ces 30 dernières années : brider les capacités de négociation des professionnels et des consommateurs pour faire
en sorte que ces derniers continuent à faire confiance
à l'économie de marché, autrement dit à consommer
alors même qu'ils ne sont pas en mesure de négocier
- j'allais dire efficacement - les contrats qui les lient aux
professionnels.

Prise sous l'angle de l'efficacité,
la négociation ne peut donc pas
tout !

Prise sous l'angle de l'efficacité, la négociation ne peut
donc pas tout ! Et peut-être le constaterons-nous quand
nous traiterons du secteur de la distribution, voire de
celui des relations de travail et de leur nouvel environnement. Au surplus, la question vue sous cet angle nous
dit quelque chose d'important : c'est que la négociation
connaît des limites quand elle se heurte à des valeurs
réputées supérieures, telle l'harmonie sociale. Certaines
valeurs ne seraient donc pas négociables alors qu'on soutient parfois que, dans les sociétés contemporaines, les
valeurs elles-mêmes le deviennent. Ce qui, vous l'aurez
compris, est une question passionnante, voire abyssale,
mais que j'aurai la prudence de laisser en suspens en
prétextant que le temps manque et qu'il me faut passer à
autre chose, l'efficacité n'épuisant pas le sujet.
La négociation dispose en effet d'une seconde vertu : celle
de l'effectivité. Souvenez-vous de ma citation de Ripert.
Plus particulièrement de cet extrait : « Le Parlement
n'aime pas beaucoup une victoire orgueilleuse et une
défaite écrasante. Il préfère la transaction. C'est le seul
moyen de faire accepter la loi et nous verrons plus loin que
cette acceptation est nécessaire à sa vie. » Notre premier
intervenant nous le dira bientôt : la loi serait-elle négociée
dans l'espoir qu'elle soit appliquée par ses destinataires,
qu'elle ne reste pas lettre morte, qu'elle demeure vivante ? Il y a tant de lois qui ne sont jamais appliquées...
En dépit de certains discours récents, par exemple sur la
co-construction des politiques publiques, qui y font implicitement référence, l'effectivité de la loi est un thème
aujourd'hui un peu oublié alors qu'il était très à la mode
au cours des années 1960 et 1970. Souvenez-vous de la
sociologie du droit de Carbonnier : ce dernier n'entendait

voir légiférer qu'après la réalisation d'enquêtes sociologiques destinées à connaître le comportement effectif
des sujets de droit. C'était déjà prendre en compte les
négociations : celles, souvent informelles, qui s'opèrent
au quotidien entre ces sujets de droit pour adopter tels
ou tels types de comportements. La loi selon Carbonnier
n'avait pour objet que de les entériner. Dans cet esprit,
elle devait être essentiellement de nature supplétive et les
sujets de droit devaient pouvoir puiser dans les modèles
qui leur convenaient le mieux. C'est le sens de la formule
qu'il emploie dans ses Essais sur les lois : « À chacun sa
famille, à chacun son droit » (9). Si chaque famille dispose
d'un droit qui est au plus près de ce qu'elle pratique dans
la vie courante, il ne fait à peu près aucun doute que ce
droit sera effectif...
Eh bien, nous aurions avec le thème de nos journées
renoué avec l'esprit de cette sociologie juridique pluraliste. Le droit négocié comme expression du pluralisme
juridique ? C'est une question que d'autres se sont posée,
mais que je n'aborderai pas plus si ce n'est pour vous
signaler les perspectives décidément très vastes qu'offre
notre sujet (10)...
Je préfère poursuivre ma réflexion sur l'effectivité, mais
en dehors du seul domaine de la fabrication de la loi. Je ne
prendrai qu'un seul exemple : celui du droit de la concurrence. L'actuel article L. 464-2, III, du Code de commerce
dispose que « lorsqu'un organisme ou une entreprise ne
conteste pas la réalité des griefs qui lui sont notifiés, le
rapporteur général [de l'Autorité de la concurrence] peut
lui soumettre une proposition de transaction fixant le
montant minimal et le montant maximal de la sanction
pécuniaire envisagée. Lorsque l'entreprise ou l'organisme
s'engage à modifier son comportement, le rapporteur
général peut en tenir compte dans sa proposition de transaction ». Ce texte est intéressant sur un triple registre.
Primo, il me semble possible de se demander si ce qui le
sous-tend n'est précisément pas l'effectivité : on peut supposer que, les contrevenants au droit de la concurrence
ayant contribué au contenu de la transaction par le biais
des engagements qu'ils prennent, ils seront enclins à les
tenir.
Secundo, on s'aperçoit qu'il y a dans cette négociation à
la fois de l'autonomie (les contrevenants sont en mesure
de négocier avec l'Autorité) et de l'hétéronomie (ils sont
tout de même placés sous le joug de cette Autorité qui
fixe unilatéralement les règles du jeu). Et j'ouvrirais ici une
parenthèse : l'hétéronomie peut être parfois si prégnante
que la négociation se transforme en marché de dupes et
ne sert qu'à mieux faire obéir les acteurs, voire à mieux
leur faire intégrer si ce n'est accepter leur situation de
dominés. Souvenez-vous de ce livre paru en 2015 sous la
direction d'Antoine Garapon et Pierre Servan-Schreiber :
intitulé Deals de justice, il était sous-titré : Le marché
américain de l'obéissance généralisé (11), liant ainsi négociation et soumission... Et peut-être est-ce cela que traduit

(9) Carbonnier J., Essais sur les lois, 2e éd., 1995, Defrénois, p. 181.
(10) Sur ce thème, on peut lire Belley J.-G., « Le contrat comme vecteur du pluralisme juridique », in Gérard P., Ost F. et van de Kerchove M. (dir.), op. cit.,
p. 353 et s.
(11) Garapon A. et Sevan-Schreiber P. (dir.), Deals de justice - Le marché américain
de l'obéissance mondialisée, 2015, PUF.
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