Revue - Gazette du Palais - Hors Série du 15 septembre 2021 - 50

Actes de colloque
et les législations des États membres relatifs aux abus de
dépendance économique peut être établi. L'équité en ce
sens est conçue comme une garantie d'une concurrence
non faussée dans les écosystèmes numériques. Elle peut
donc être reliée, entre autres, aux questions relatives aux
stratégies d'auto-préférence.
Le second objectif est celui de la contestabilité. Il s'agit
alors de rendre la concurrence possible pour les marchés
qui ont déjà basculé vers une situation de dominance
(voire d'ultra-dominance) ou de la préserver dans les marchés
qui sont susceptibles de basculer (notion de tipping).
Cependant, les règles de concurrence n'ont pas en principe
à se préoccuper de la dominance en elle-même. Aux
États-Unis, la section 2 du Sherman Act sanctionne non pas
la détention d'une position de monopole sur un marché
mais les comportements de monopolization, en d'autres
termes le fait d'acquérir, de faire perdurer ou d'étendre
à d'autres marchés une telle position au travers de stratégies
autres que celles qui relèvent d'une concurrence
par les mérites. La situation est comparable dans le cadre
du droit de l'UE. La dominance n'est pas sanctionnée en
elle-même mais seulement l'abus de position dominante.
De surcroît, l'approche standard de l'antitrust considère
que la position dominante n'appelle pas d'intervention
dès lors que les marchés demeurent contestables. Si
les concurrents peuvent entrer sur les marchés et supplanter
l'opérateur dominant, l'intervention est inutile. La
question est donc celle de l'évaluation de la contestabilité
des positions des Big Tech. Dans le cadre des analyses de
l'École de Chicago, les seules barrières à l'entrée infranchissables
sont les barrières réglementaires et non les
barrières financières et technologiques. L'existence de
surprofits liés à la détention d'une position dominante
crée les incitations adéquates pour des investissements
dans des innovations de rupture.
C'est sur ces bases que repose l'hypothèse selon laquelle
les incitations concurrentielles à innover sont bien plus
efficaces pour remettre en cause les positions dominantes
que les procédures ouvertes sur la base des règles de
concurrence. Dans le cas américain notamment, les
longues procédures antitrust contre Rank Xerox, IBM et
Microsoft n'ont pas été à l'origine de la perte des positions
de force respectives de ces entreprises sur leurs marchés
respectifs. Ce sont bien l'apparition d'innovations de rupture
qui ont rebattu les cartes du jeu concurrentiel.
Une intervention portant sur les positions dominantes en
elles-mêmes est-elle nécessaire à l'heure où le rythme
des innovations dans les industries du numérique est particulièrement
élevé ?
La question peut d'autant plus légitimement se poser que
nous assistons au développement d'innovations de rupture
majeures, du fait de l'émergence de technologies à
usage général, qu'il s'agisse de l'internet des objets ou à
plus forte raison de l'intelligence artificielle. À l'inverse
d'innovations incrémentales qui peuvent consolider
des positions dominantes de l'heure, les innovations de
rupture peuvent bouleverser les modèles économiques
existants et donc remettre en cause le caractère infranchissable
des barrières à l'entrée. Le développement
d'internet puis de l'internet mobile, entre le milieu des années
1990 et la première décennie de notre siècle, a remis
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GAZETTE DU PALAIS - mercredi 15 septembre 2021 - N O
en cause la position dominante de Microsoft qui paraissait
jusqu'alors inexpugnable. De la même façon, l'entrée tardive
de Google sur le marché des moteurs de recherche ne
l'a pas empêché de conquérir rapidement une position de
force sur la base de son innovation technologique.
La possibilité de disruption au travers de l'intelligence artificielle
(IA) est a priori d'autant plus forte qu'elle pourra
s'appuyer sur une autre technologie à usage général, pour
l'heure plus en amont quant à son développement, l'informatique
quantique (7)
.
2. Les innovations de rupture qui se dessinent
ne risquent-elles pas au contraire de consolider
les positions dominantes ?
À ce scenario de dominance soluble dans l'innovation de
rupture peut cependant répondre un scenario dans lequel
celle-ci aurait pour effet de renforcer les positions dominantes
actuelles. Plusieurs facteurs pourraient jouer en
ce sens.
Premièrement, les Big Tech sont particulièrement bien
placées dans cette course à l'innovation. Elles peuvent
s'appuyer sur leurs positions de force actuelles. Celles-ci
tiennent à leurs algorithmes et à leur maîtrise de flux de
données. L'algorithme du moteur de recherche de Google,
PageRank, est complémenté par le recours à l'apprentissage
machine au travers de BrainRank, lequel est capable
d'identifier des patterns communs entre des recherches
complexes non connectées et de comprendre et d'identifier
leurs similitudes et donc d'améliorer drastiquement
les résultats de recherche. La supériorité algorithmique
risque d'être d'autant plus renforcée que la position pivotale
des Big Tech au cœur d'écosystèmes numériques
leur permet de capter des flux de données répondant à
un modèle des 5V (volume, vitesse, variété, véracité et
valeur). Ces données sont essentielles dans la mesure où
la performance des algorithmes d'IA dépend des données
sur lesquelles elles peuvent être entraînées.
Deuxièmement, les Big Tech ont des positions de force
dans les infrastructures mêmes de l'internet que
celles-ci recouvrent les infrastructures numériques ou
les infrastructures physiques. La première dimension
correspond aux services reliés à l'informatique infonuagique,
en d'autres termes le cloud. Les Big Tech figurent
parmi les principaux fournisseurs d'algorithmes pour les
entreprises. Elles sont également des hébergeuses de
données. Cela nous conduit à la seconde dimension, celle
du contrôle des infrastructures physiques (serveurs, datacenters,
câbles sous-marins, etc.).
Troisièmement, leurs capacités propres en termes d'intelligence
artificielle peuvent leur permettre d'identifier
très en amont les opportunités et les menaces concurrentielles.
En effet, de tels algorithmes permettent de
prédire les tendances concurrentielles et technologiques
à des stades très précoces. Il est alors possible pour les
entreprises dominantes d'engager des actions permettant
de cloner les technologies identifiées, de réduire stratégiquement
l'interopérabilité avec leur propre écosystème
(notion de zone mortifère ou de kill zone) ou de se porter
acquéreuse de l'entreprise qui les développe.
(7) M. Iansiti et K.R. Lakhani, Competing in the Age of AI, 2020, Harvard Business
Review Press.
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