Les Carrés Rouges - L'essentiel des Grands arrêts du Droit international privé 2017-2018 - 2e - 32

L'ESSENTIEL

DES

GRANDS

ARRÊTS DU

DROIT

INTERNATIONAL PRIVÉ

10 CJCE, 27 avr. 2004, nº C-159/02, Turner c/ Grovit
La convention du 27 septembre 1968 [...] doit être interprétée en ce sens qu'elle s'oppose au prononcé d'une injonction
par laquelle une juridiction d'un État contractant interdit à une partie à la procédure pendante devant elle d'introduire ou
de poursuivre une action en justice devant une juridiction d'un autre État contractant, quand bien même cette partie agit
de mauvaise foi dans le but d'entraver la procédure déjà pendante.

■ Faits
Un ressortissant britannique employé par une société britannique travaillait à Londres avant d'accepter un transfert de
bureau en Espagne. Estimant avoir été victime de tentatives d'implication dans des agissements illicites, le salarié a
saisi le juge anglais pour obtenir des dommages-intérêts de son employeur. De son côté, l'employeur a assigné le
salarié devant une juridiction espagnole.
Le salarié a obtenu du juge anglais une anti-suit injunction contestée par l'employeur devant la House of lords. Cette
juridiction posa à la Cour de Justice une question préjudicielle portant sur la compatibilité du mécanisme d'anti-suit
injunction avec la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968.

■ Portée
L'anti-suit injunction permet aux juridictions anglaises de contraindre un plaideur à renoncer à une procédure judiciaire
étrangère en cours, sous peine de sanctions. Ce type de mesure est perçu comme un remède au forum shopping. En
l'espèce, l'injonction visait à sanctionner le comportement procédural abusif de l'employeur qui a saisi le juge espagnol
alors que le juge anglais a été préalablement saisi. L'objectif de l'employeur était d'entraver la procédure déjà
pendante devant le juge anglais dont la compétence ne faisait aucun doute. Ce moyen de contrer la déloyauté procédurale d'une des parties a été toutefois fermement condamné dans l'espace judiciaire européen par la Cour de Justice
dans l'arrêt Turner. Les raisons visant à légitimer l'injonction importent peu. La cour appréhende celle-ci comme une
ingérence dans la compétence du juge étranger alors que l'injonction ne s'adresse pas au tribunal étranger, mais au
plaideur. Elle analyse l'injonction comme une technique visant à contrôler indirectement la compétence du juge
étranger. Or un tel contrôle de la compétence est interdit, sauf exceptions prévues par la Convention de Bruxelles du
27 septembre 1968. Il revient à chaque juge de déterminer s'il est compétent pour trancher le litige dont il est saisi.
L'existence de règles communes de compétence impose aux juridictions de chaque État membre de se faire mutuellement confiance. Ces règles de compétence communes doivent être « interprétées et appliquées avec la même autorité » (pt. 25) par les juges de chaque État membre. Le principe de confiance mutuelle est au centre de la justification
de la solution retenue par la Cour de Justice. La cour considère que l'injonction litigieuse n'est pas compatible avec ce
principe fondateur du système sur lequel repose la Convention de Bruxelles. Cette motivation est identique à celle que
la cour a énoncée dans l'arrêt Gasser (CJCE, 9 déc. 2003, nº C-116/02) pour refuser au juge désigné par une clause
d'élection de for et saisi en second, la possibilité de statuer prioritairement sur sa compétence. L'article 31 du règlement Bruxelles I bis a toutefois été adopté pour contrer les effets néfastes de la jurisprudence Gasser qui est ainsi désavouée. Le sort des injonctions anti-suit n'a pas fait l'objet de discussion lors de la refonte du règlement Bruxelles I.
Pour compléter la motivation de l'arrêt Turner, la cour ajoute que ce type de mesure « prive de leur effet utile les
mécanismes spécifiques prévus par la convention en cas de litispendance et de connexité » (pt. 30). La justification de
la condamnation de l'injonction est maladroitement posée en termes de concurrence avec les mécanismes européens
existants auxquels elle ne doit finalement pas faire de l'ombre. L'argument tiré d'un éventuel conflit entre des

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