Droit et Société - Tome 61 - Genre, droit et politique. - 108

GENRE, DROIT ET POLITIQUE
l'égard des attentes socialement construites autour de l'adolescence, et
notamment autour de l'âge acceptable de la parentalité (car une partie de ces
adolescentes sont mères) et de la conjugalité (car elles sont nombreuses à être
mariées, dès l'adolescence, dans leur communauté). Ces adolescentes qui
évoquent leurs « maris », leurs « enfants », rompent alors avec l'imaginaire
social des juges et des éducateurs, formés à une définition de l'adolescence
fondée sur l'instabilité, la crise familiale, les expériences amoureuses et sexuelles
fugaces et en aucun cas inscrites dans des schémas conjugaux, encore moins
parentaux.
Ici, comme souvent lorsque l'on se penche sur la multiplicité des rapports de
pouvoir, on trouve en dernier lieu une prégnance des discriminations les plus
communes (racistes, sexistes ou de classe). Dans le cas des « jeunes filles
roumaines », les représentations professionnelles incitent les acteurs à voir en
elles une différence d'avec les autres adolescentes, ou l'expression d'une culture
spécifique avec laquelle il leur est impossible de travailler. On perçoit
l'expression de ce raisonnement dans les propos d'un responsable de la Brigade
des mineurs parisienne relatés par l'anthropologue Susan Terrio : « Ils [les
enfants roumains] sont très matures, endurcis, pas comme nos enfants. Ils sont
ici pour faire de l'argent » 42. N'étant pas des adolescentes « comme les autres »,
les « jeunes filles roumaines » voient leur corps traité selon des procédures
spécifiques par les acteurs du soin et de la justice. La sanitarisation concernant
les « jeunes filles roumaines », orientée par le soupçon lié à la détermination de
l'âge, semble renforcer la dimension répressive de leur prise en charge, a
contrario de ce qui se passe pour les autres adolescentes, pour qui la
sanitarisation atténue la dimension répressive au profit d'une approche
protectionnelle. Ces adolescentes sont soumises à un régime de genre 43, qui les
construit notamment comme déviantes du fait qu'elles sont des filles « trop
matures », parfois déjà mères et inscrites dans une délinquance
« professionnalisée », comme semble le dire l'enquêté de Susan Terrio (« ils [et
elles] sont ici pour faire de l'argent ») et comme cela a été, à de nombreuses
reprises, mis en avant lors de ma recherche par les éducateurs et magistrat·es
interrogé·es.
Les « jeunes filles roumaines » sont le fruit de rapports de pouvoir
historiquement et géographiquement situés. Le traitement sanitaire qui leur est
réservé porte la trace de ces rapports de pouvoir et de la manière de traiter des
corps minoritaires et des « corps étrangers ». Parmi les ressorts du traitement
différentiel de ces adolescentes, on trouve le soupçon systématiquement présent,
face à des justiciables jeunes et étrangers, autour de la minorité déclarée et remise
42. Susan J. TERRIO, « News Barbarians at the Gates of Paris? Prosecuting Undocumented Minors
in the Juvenile Court - The Problem of the " Petits Roumains " », dans Anthropological
Quarterly, 81, 4, 2008, p. 886 (nous soulignons).
43. Par régime de genre on entend ici un état des rapports de genre dans un contexte donné, celui
de la racialisation de l'adolescence de ces « jeunes filles roumaines » par les institutions (justice,
travailleurs sociaux, etc.) et des propriétés genrées qui y sont associées. Sur la notion de régime
de genre, voir Raewyn CONNELL, Gender and Power, Polity Press, Cambridge, 1987.
DROIT ET SOCIÉTÉ, VOL. 61, 2021
108

Droit et Société - Tome 61 - Genre, droit et politique.

Table des matières de la publication Droit et Société - Tome 61 - Genre, droit et politique.