Droit et Société - Tome 61 - Genre, droit et politique. - 177

LE GENRE COMME VECTEUR DE TRANSFORMATION DU DROIT
de dépasser cette dépolitisation, il est nécessaire de poser la question de ce qui
fait singularité et similarité dans l'identification des individus. Selon la
distinction établie par Simone de Beauvoir entre le caractère mouvant de
l'appartenance à une classe sociale et la dimension substantielle et statique de
l'appartenance à une caste 21, la singularisation, qu'elle soit sexuée ou racialisée,
correspond à l'assignation à une caste inférieure. Elle constitue ainsi un geste
politique dans la mesure où elle a pour conséquence d'exclure les
« singularisé·es » d'une similarité sans tension, voire contradiction, avec leur
appartenance, posée comme première, à une singularité indépassable non pas en
tant qu'individu, mais en tant qu'individu catégorisé dans un groupe déterminé.
Les travaux du philosophe Philip Pettit éclairent la complexité de la mutation,
théorique et pratique, à effectuer en abordant la dialectique contemporaine entre
égalité, liberté et communauté. Sa défense d'une liberté de non-domination
permet en particulier de comprendre la manière dont la dé-construction de la
« classe des égaux » prend sens par rapport à celle des « classes de
vulnérabilité ». Si la liberté négative correspond à l'absence d'interférence
émanant d'autrui revendiquée par les Modernes ainsi qu'à la liberté positive de
la maîtrise de soi associée aux Anciens 22, la troisième possibilité, la liberté de
non-domination 23, consiste « en une absence, comme le veut la conception
négative, une absence toutefois non pas d'interférence, mais de maîtrise exercée
par les autres 24 ». Pettit qualifie cette conception républicaine de la liberté de
communautaire au sens où « si un individu est dominé, c'est-à-dire s'il est exposé
à l'interférence arbitraire d'autrui, c'est toujours en vertu du fait qu'il appartient
à un certain genre ou une certaine classe ; les individus sont vulnérables en tant
qu'ils sont noirs, ou en tant qu'ils sont de sexe féminin, ou qu'ils sont âgés, ou
pauvres, etc. Cela signifie que, lorsque nous augmentons la liberté comme nondomination
d'un individu, nous augmentons également la liberté comme nondomination
de tous les membres de la classe - ou des classes - de vulnérabilité
auxquelles cet individu appartient 25 ». Dans cette perspective, l'application des
principes d'égalité et de liberté est à mettre en relation avec l'identification à une
ou des « classe-s de vulnérabilité », qu'elles soient sociale, ethnicisée, sexuée,
21. Voir en particulier Alice SCHWARZER, « La femme révoltée. Un entretien de Simone de
Beauvoir », Le Nouvel Observateur, 379, 14-20 février 1972, p. 47-54 ; Simone de BEAUVOIR,
Le Deuxième Sexe, Paris, Gallimard, 2001 [1949], p. 643-663.
22. Isaiah BERLIN, Éloge de la liberté, trad. Jacqueline Carnaud et Jacqueline Lahana, CalmannLévy,
Paris 1988.
23. « La philosophie politique républicaine cherche le point d'équilibre entre deux exigences qui
restent distinctes sans être de même rang : d'une part éliminer les obstacles à l'idéal formel de
non-domination, ce qui n'est possible que par l'interférence non arbitraire d'une puissance
collective ; et, de l'autre côté, maximiser l'ère d'exercice de la liberté comme absence de
domination, ce qui suppose la réduction de l'intervention de l'État au point le moins élevé où
elle demeure compatible avec la garantie égale de l'idéal lui-même » (Jean-Fabien SPITZ, Philip
Pettit. Le républicanisme, Michalon, Paris, 2010, p. 85).
24. Philip PETTIT, Républicanisme, une théorie de la liberté et du gouvernement, trad. Patrick
Savidan et Jean-Fabien Spitz, Gallimard, Paris, 2004 [1997], p. 41.
25. Ibid., p. 189-190.
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DROIT ET SOCIÉTÉ, VOL. 61, 2021
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