Droit et Société - Tome 61 - Genre, droit et politique. - 209

LE GENRE COMME VECTEUR DE TRANSFORMATION DU DROIT
conséquence, à ignorer les minorités dans la minorité. L'intersectionnalité
contribue ainsi à faire émerger de nouvelles voix dans l'espace public. Ce
mouvement est essentiel pour déplacer les cadres de pensée et transformer le
droit lui-même, selon un mécanisme bien connu des politistes : « La manière
dont le problème est posé, défini ou identifié détermine en quelque sorte la façon
de le traiter ; elle disqualifie indirectement certains groupes [...] et certaines
solutions qui paraissent désormais inadaptées » 129. Toutefois, l'intersectionnalité
rencontre un important obstacle en droit : plus elle devient complexe, moins elle
est opératoire. Comment établir avec certitude les causes d'une discrimination si
trop de facteurs sont en jeu ? Comment comparer plusieurs cas d'espèce si la
combinaison des motifs de discrimination rend, en définitive, chaque situation
unique ? K. Crenshaw avait d'emblée reconnu cette limite en expliquant qu'elle
ne cherchait pas à proposer une « nouvelle théorie globalisante de l'identité » 130
mais à étudier des effets de convergence. Dans une publication récente, elle
ajoute que l'intersectionnalité n'est qu'une série de « vidéoclips du pouvoir » 131.
Depuis une dizaine d'années, les mouvements et personnalités réactionnaires
ne se définissent plus seulement comme le vrai peuple ou comme la majorité
silencieuse ; elles et ils demandent aussi à être protégés en tant que minorités.
Cette stratégie discursive est devenue courante aux quatre coins du monde : elle
fut employée par la Manif pour tous en France ; elle l'est par Donald Trump et
les suprémacistes blancs ; elle l'est également par Jair Bolsonaro et les
mouvements évangélistes ; elle alimente les discours antieuropéens et
xénophobes en Pologne, au Royaume-Uni, etc. Au nom des protections
juridiques dont bénéficient déjà les minorités et au nom de la liberté de
conscience et d'expression, le militantisme réactionnaire réclame son dû à un
système politique et juridique qu'il combat pourtant. Lorsqu'il leur est opposé
qu'une minorité est définie par des données objectivables - un rapport de pouvoir
défavorable et une histoire de discrimination 132 - et que, par conséquent, se
penser dominé·es et en trop faible nombre ne constituent pas des critères
suffisants pour se réclamer d'une position minoritaire, les militants et les
militantes réactionnaires n'hésitent pas à recourir directement au langage de
l'intersectionnalité. Tel parti jouera la carte de la diversité pour mieux stigmatiser
les étrangers et les étrangères, ce que la sociologue Sirma Bilge appelle
« l'intersectionnalité ornementale » 133. Tel chroniqueur mettra en avant ses
129. Jacques LAGROYE, Bastien FRANÇOIS et Frédéric SAWICKI, Sociologie politique, Presses de
Sciences Po, Paris, 2002, p. 516.
130. Kimberlé CRENSHAW, « Cartographies des marges », op. cit., p. 54.
131. Kimberlé CRENSHAW, « Les voyages de l'intersectionnalité », dans Farinaz FASSA, Éléonore
LEPINARD et Marta ROCA i ESCODA (éd.), L'Intersectionnalité : enjeux théoriques et politiques,
La Dispute, Paris, 2016, p. 46.
132. Voir le discours fondateur de James BALDWIN, « In Search of a Majority: an Address »,
Kalamazoo College, février 1960.
133. Sirma BILGE, « Théorisations féministes de l'intersectionnalité », dans Diogène, 225, 2009,
p. 70-88.
209
DROIT ET SOCIÉTÉ, VOL. 61, 2021

Droit et Société - Tome 61 - Genre, droit et politique.

Table des matières de la publication Droit et Société - Tome 61 - Genre, droit et politique.