Droit et Société - Tome 61 - Genre, droit et politique. - 212

GENRE, DROIT ET POLITIQUE
pour autant d'un effet mécanique. Il n'est possible de saisir le droit que si celuici
est perçu comme une ressource légitime. Or, lorsque le droit a longtemps été
facteur d'oppression, sa saisine est loin d'être automatique. C'est en cela que la
notion de genre a été profondément transformatrice. Elle a non seulement créé
de nouvelles protections juridiques pour les femmes et les minorités, mais elle a
aussi changé leur usage du droit. Il s'agit d'un véritable bouleversement
épistémologique : le genre a déconstruit l'ancrage patriarcal du droit, jusqu'alors
conçu comme la transfiguration textuelle de la puissance sexuelle masculine.
Selon Pierre Legendre, la force du droit serait née de « l'amour du Texte », luimême
substitut de la puissance symbolique du « Père » 144. Il précise : « Pour
obvier au manque de corps, les organisations se développent portées par des
pratiques d'idolâtrie, grâce auxquelles les sujets du désir inconscient débrouillent
le désordre des choses et finissent par s'accorder sur ceci : le pouvoir leur parle,
aussi dénué de corps qu'il soit. Ainsi devient-on sujet des institutions » 145. La
notion de genre apporte un démenti cinglant à cette théorie patriarcale du droit.
Droit et pratiques sociales se coproduisent dans un rapport pragmatique où le
sujet se pense autant qu'il est pensé par l'institution. Cette pratique réflexive ne
relève pas d'une liaison symbolique à un ordre dogmatique 146 mais bien d'un
travail analogique. Si certains auteurs voient dans ce travail la maladie du
postmodernisme 147, le genre démontre, au contraire, que l'analogie induit une
forme de liaison sociale plus généreuse 148, précisément parce qu'elle résiste à
notre « constant désir de généralisation » 149. Ce regard se manifeste par de
nouvelles techniques juridiques de protection des sujets. Plutôt que de considérer
les discriminations isolément ou en combinaison, ces techniques évaluent les
discriminations en tant qu'elles structurent l'existence de tous et toutes, y
compris de celles et de ceux qui peuvent sembler ne pas être directement
concerné·es. C'est ainsi que le genre a permis de protéger l'orientation sexuelle
mais aussi de lutter contre les actes racistes, contre les discriminations fondées
sur le handicap, etc.
Cette chaîne de protection a des implications bien au-delà du champ du droit.
Elle promeut une conception de la citoyenneté qui n'est ni le seul fait de la
volonté d'appartenir ni le seul fait de l'adoubement par le groupe. L'autre existe
à travers sa présence en chacun et chacune d'entre nous et, partant, ce avec quoi
144. Pour une analyse critique, voir Sabine PROKHORIS, « L'adoration des majuscules », dans Daniel
BORRILLO, Éric FASSIN et Marcela IACUB (éd.), Au-delà du PaCS : l'expertise familiale à
l'épreuve de l'homosexualité, op. cit., p. 145-159.
145. Pierre LEGENDRE, La Passion d'être un autre : étude pour la danse, Seuil, Paris, 2000 [1978],
p. 12.
146. Pierre LEGENDRE, Sur la question dogmatique en Occident : aspects théoriques, Fayard, Paris,
1999, p. 8.
147. Jacques BOUVERESSE, Prodiges et vertiges de l'analogie, Raisons d'Agir, Paris, 1999.
148. Ludwig WITTGENSTEIN, Le Cahier bleu et le Cahier brun, trad. Guy Durand, Gallimard, Paris,
1965 [1958], p. 68-70.
149. Ludwig WITTGENSTEIN, Recherches philosophiques, trad. Frédéric Janicaud, Gallimard, Paris,
2004 [1953], p. 64-65.
DROIT ET SOCIÉTÉ, VOL. 61, 2021
212

Droit et Société - Tome 61 - Genre, droit et politique.

Table des matières de la publication Droit et Société - Tome 61 - Genre, droit et politique.