Droit et Société - Tome 61 - Genre, droit et politique. - 216

GENRE, DROIT ET POLITIQUE
n'ont jamais été nommées à des postes universitaires permanents). D'autre part,
les théoriciennes et activistes féministes des années 1970 ont souvent accordé la
priorité à la théorisation des rapports de pouvoir dans des sphères définies comme
« privées » (sexualité, reproduction, famille, travail domestique) mais, parce
qu'elles voyaient l'État comme un instrument de domination masculine,
privilégiaient d'autres modes d'action militante que les réformes du droit, la lutte
pour la décriminalisation de l'avortement constituant l'exception qui confirme la
règle.
C'est une décennie plus tard, dans les années 1980, que des théoriciennes
féministes d'influence mondiale (parmi lesquelles Kimberlé Crenshaw, Martha
Fineman ou Catherine MacKinnon) vont émerger, aux États-Unis, du champ
juridique universitaire. Leur réflexion critique sur le droit s'appuie en partie sur
le mouvement des Critical Legal Studies (CLS, ou « crits »), qui s'était établi aux
États-Unis depuis le début des années 1970. Pour les crits, le droit est de part en
part politique (« law is politics ») et il est conceptualisé comme un instrument de
domination sur les catégories sociales moins puissantes. Niant la prétention à la
transparence et à la neutralité du discours des juristes, le travail critique consiste
dès lors à dévoiler de manière systématique cette dimension politique du droit.
Issu en partie des mouvements pour les droits civiques des Afro-Américain·nes
et contre la guerre au Vietnam, les crits incarnent une version « de gauche » de
la réaction scientifique contre le formalisme juridique (par opposition au
mouvement Law and Economics : version « de droite ») 2.
Souvent issues des Critical Legal Studies, mais critiques à l'égard de la cécité
de ces dernières vis-à-vis des inégalités de genre, les théoriciennes féministes du
droit qui se font connaître dans les années 1980 conceptualisent le juridique
comme un moyen important de domination des hommes sur les femmes, mais
aussi - c'est important - comme instrument potentiel d'émancipation. Mettant
l'accent sur le genre comme « façon première de signifier des rapports de
pouvoir » 3, elles montrent que le droit, malgré sa prétendue neutralité, reflète en
réalité un point de vue masculin 4. Elles abordent le droit comme étant lui-même
une pratique genrée 5, ouvrant par là même la voie à un usage potentiellement
très différent de celui-ci. S'est ainsi constituée une représentation bifrons du
2. Christophe JAMIN et Philippe JESTAZ, La Doctrine, Dalloz, Paris, 2004, p. 289.
3.
Joan W. SCOTT, « Gender: a Useful Category of Historical Analysis », dans The American
Historical Review, 91, 5, 1986, p. 1067. Dans cette conclusion, et sauf indication contraire,
toutes les traductions de l'anglais vers le français sont les nôtres.
4. Catharine A. MACKINNON, « Feminism, Marxism, Method and the State: Towards a Feminist
Jurisprudence », dans Signs, 8, 2, 1983, p. 635-658 ; « Reflections on Sex Equality under Law »,
dans Yale Law Journal, 100, 5, 1991, p. 1281-1328 ; Le Féminisme irréductible : conférences
sur la vie et le droit, trad. Catherine Albertini et al., Éditions des Femmes, Paris, 2005 [1987].
5. Carol SMART, « The Woman of Legal Discourse », dans Social and Legal Studies, 1, 1, 1992,
p. 29-44.
DROIT ET SOCIÉTÉ, VOL. 61, 2021
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