Droit et Société - Tome 61 - Genre, droit et politique. - 72

GENRE, DROIT ET POLITIQUE
Les propos des anciennes pénalistes montrent également que la spécialisation
en droit familial s'explique aussi par les modes d'organisation des cabinets
d'avocat·es 35. La division du travail au sein des cabinets est ainsi la troisième
logique permettant de rendre compte de la spécialisation en droit familial de
femmes qui ne s'y destinaient pas à l'origine. Les collaboratrices (plus souvent
des femmes) se voient en effet souvent confier par les associés (plus souvent des
hommes) les dossiers de droit familial, censés requérir des qualités d'écoute et
d'empathie, permettant aux associés de s'assurer le monopole des affaires plus
prestigieuses et plus techniques. Accepter de se spécialiser en droit familial peut
même devenir une condition pour devenir associée. Karine Million 36, avocate
parisienne associée de 47 ans, raconte comment, par les logiques genrées de
division du travail, elle s'est retrouvée en charge des affaires familiales, alors
qu'elle était initialement spécialisée en droit des affaires :
« Non mais j'ai pas du tout débuté dans les affaires familiales, hein. [...] Je
m'installe avec X, qui est aujourd'hui mon associé. Donc au début je fais du droit
des affaires et commencent à arriver au cabinet des demandes au droit de la
famille, et naturellement c'est à moi qu'on les donne. Parce que, ben parce que
je... je dois avoir une capacité d'écoute, et c'est un peu du hasard. [...] C'est
comme ça que je suis arrivée au droit de la famille, et après c'est le bouche-àoreille
» (Karine Million, 47 ans, avocate associée spécialisée en droit familial à
Paris. Profession des parents et du conjoint inconnue).
Dans un cabinet de type généraliste, le droit familial semble constituer le
« sale boulot » 37 que l'on délègue aux femmes et, plus largement, aux nouveaux
et nouvelles entrantes. En effet, quelques hommes dans notre échantillon se sont
vus confier les affaires familiales lorsqu'ils sont devenus collaborateurs après
leurs études. Néanmoins, le droit familial n'est généralement pas resté leur
activité prédominante au cours de leur carrière (1 homme sur 13 dans notre
échantillon). La plupart des femmes avocates spécialisées en droit de la famille
ne l'ont donc pas été sur un mode vocationnel, mais semblent s'être au contraire
« retrouvées » spécialisées dans ce domaine, selon des logiques et des modes
d'organisation révélant le poids des assignations de genre qui traversent ce
monde professionnel.
travail sont-ils le plus fréquents ? », dans DARES Analyses, 46, 2016). Les femmes avocates
déclarent plus souvent que leurs confrères masculins un environnement professionnel immédiat
à dominante féminine (cf. Défenseur des droits, Conditions de travail et expériences des
discriminations dans la profession d'avocat e en France, 2018).
35. Joan ACKER, « Hierarchies, Jobs, Bodies: a Theory of Gendered Organization », dans Gender
and Society, 4, 2, 1990, p. 139-158.
36. Entretien avec Aurore Koechlin, novembre 2013.
37. Everett C. HUGHES, Le Regard sociologique : essais choisis, textes rassemblés et présentés par
Jean-Michel Chapoulie, Éditions de l'EHESS, Paris, 1996.
DROIT ET SOCIÉTÉ, VOL. 61, 2021
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