Droit et Société - Tome 61 - Genre, droit et politique. - 96

GENRE, DROIT ET POLITIQUE
C'est de cette interrogation qu'est née la recherche présentée dans ce chapitre,
visant à enquêter, à partir d'une ethnographie menée dans deux tribunaux pour
enfants (2011-2013), sur la réponse institutionnelle et les modalités de prise en
charge des jeunes au regard du genre et des autres rapports de pouvoir qui
structurent le monde social et qui sont susceptibles d'influer sur le travail des
éducateurs, magistrat·es et autres acteurs du monde judiciaire. Y répondre
nécessitait un cadre théorique, et les matériaux recueillis imposaient de réfléchir
à l'imbrication très concrète, dans les dossiers judiciaires, de différentes
modalités des rapports de pouvoir : à partir du genre, mais aussi de la classe, de
la race 4 et de l'âge. La question de la sanitarisation des parcours de mineur·es,
développée dans les lignes qui suivent, invite à croiser ces dimensions de la prise
en charge qui renvoient à la fois aux normes auxquelles se référent les acteurs et
aux inégalités sociales et discriminations associées dans l'ensemble de la société.
La notion de sanitarisation (ou traitement sanitaire) désigne ici la prise en charge,
souvent par des professionnel·les de santé mais pas seulement (aussi par des
éducateurs, assistant·es de service social, etc.), de questions relatives à l'hygiène
des jeunes, à leur corps et à leur santé, le tout souvent en lien avec les problèmes
sociaux qu'ils vivent. L'intersectionnalité apparaît dès lors, pour traiter de ces
questions, comme un outillage théorique particulièrement approprié, associée à
une démarche principalement qualitative et au cumul des données existantes dans
le contexte français concernant le traitement des minorités par les institutions du
contrôle social.
L'intersectionnalité est devenue un enjeu majeur des sciences sociales, depuis
les premières formulations de ce concept dès la fin des années 1980 5 jusqu'aux
analyses les plus récentes, telles que les retrace par exemple l'ouvrage de
synthèse coécrit par Sirma Bilge et Patricia Hill Collins 6. Forgé à partir des luttes
sociales minoritaires, et notamment du Black Feminism, ce concept insiste sur la
nécessité d'analyser ensemble les différentes dimensions des rapports de
pouvoir, notamment les rapports de classe, de genre ou de race, mais également
(liste non exhaustive) les rapports de pouvoir liés à l'âge, à la santé ou au
handicap. Bilge et Collins décrivent l'intersectionnalité comme « une manière de
comprendre et d'analyser la complexité dans le monde, dans la population, et
dans les expériences humaines », en précisant que « quand il est question
d'inégalité sociale, les vies des gens et l'organisation du pouvoir dans une société
4.
Il est parfois d'usage de mettre des guillemets au mot « race », afin de distinguer un usage
sociologique et l'usage essentialiste du terme. Le choix est fait ici de ne pas retenir cette
convention (qui pourrait, d'ailleurs, s'appliquer au « genre » tout autant qu'à la « classe ») afin
de ne pas euphémiser l'existence de la race comme construction sociale. Bien entendu, le terme
de race ne renvoie ici à aucun substrat biologique, à aucune réalité en dehors du processus qui
produit la race dans l'espace social.
5. Kimberlé CRENSHAW, « Demarginalizing the Intersections of Race and Sex: a Black Feminist
Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics », dans The
University of Chicago Legal Forum, 140, 1989, p. 139-167 ; Patricia Hill COLLINS, Black
Feminist Thought: Knowledge, Consciousness and the Politics of Empowerment, Routledge,
Londres, 1990.
6. Sirma BILGE et Patricia Hill COLLINS, Intersectionality, Polity, New York, 2016.
DROIT ET SOCIÉTÉ, VOL. 61, 2021
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