Anthologie du droit - Méthode d'interprétation et sources en droit privé positif - Tome 1 - 132

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MÉTHODE D'INTERPRÉTATION ET SOURCES EN DROIT PRIVÉ POSITIF

en enchaînant ses développements à une idée initialement erronée, qui, sous l'apparence d'une conception juridique correcte, séduisante même parfois, bien qu'au
fond purement imaginaire, arrive bientôt à s'imposer inconsciemment aux esprits,
et les entraîne dans la voie de conséquences, téméraires ou pernicieuses, dont le
péril est d'autant plus grand qu'elles paraissent logiquement inévitables.
C'est ce que mon collègue, A. Tissier, dans une savante note de jurisprudence113, nous a très sagacement exposé, au sujet du prétendu mandat, introduit
dans la théorie de la solidarité passive, en vue d'en déduire la représentation (dans
une mesure mal déterminée, d'ailleurs), des débiteurs solidaires les uns par les
autres. S'étant avisé de rechercher les sources de l'évolution de cette idée de mandat, A. Tissier a découvert qu'elle était absolument étrangère, non seulement au
droit romain et à notre ancienne jurisprudence française114, mais même à la doctrine première, qui s'était établie sous le Code civil. Ainsi, elle apparaissait comme
l'œuvre personnelle de commentateurs récents, et n'avait été accueillie par la Cour
de Cassation qu'en 1873. - En même temps qu'il nous retraçait ainsi le processus
de son évolution, A. Tissier nous montrait que, pure explication doctrinale de la
loi, ce concept était faux en lui-même, manifestement contraire à la réalité des
choses115, et surtout, au point de vue de ses résultats, que, bien loin de constituer
un progrès dans la théorie de la solidarité, il y avait introduit des solutions
fâcheuses et contraires aux exigences de la pratique, - solutions que le caractère
idéal et logique de leur point de départ rend aujourd'hui fort difficiles à déraciner116. - Dans ces conditions, et si, malgré tout, on la considère comme étant
encore indispensable, pour maintenir la cohérence entre certaines solutions, au
moins faudrait-il ne pas oublier la nature toute subjective de cette conception, et
ne lui reconnaître que l'autorité provisoire d'une hypothèse scientifique, toujours
sujette à être redressée ou remplacée par une conception meilleure117.
75. Cet abus d'une conception purement technique, qu'A. Tissier a su découvrir, pour ce cas particulier de la solidarité passive, en combien d'autres théories
ne le rencontrerait-on pas encore ; et que de ferments délétères du même genre ne
seraient pas à extirper de notre science118 ?
113. Sous Civ. cass., 16 décembre 1891, Sir., 93, 1, p. 81-83. - À partir de la 5e édition de son
Précis de Droit civil, t. II (1895), n° 973 ter, p. 699-701, G. Baudry Lacantinerie semble avoir adopté
les conclusions d'A. Tissier.
114. Sur ce point, toutefois, l'assertion, un peu absolue, d'A. Tissier, a été plus récemment rectifiée. Voy. E. Pilon, Essai d'une théorie générale de la représentation dans les obligations, thèse de doct.,
Caen, 1897-1898, nos 176-177, p. 252-254, qui, d'ailleurs, étudie à fond toute cette question, nos 171-189,
p. 240-276.
115. Tandis que les idées beaucoup plus simples, qui suffisaient aux Romains comme à nos
anciens jurisconsultes (unité d'objet, pluralité de liens), n'étaient que la traduction fidèle des éléments
objectifs de la solidarité. Ces idées sont-elles encore suffisantes ? Voy. un doute sérieux, formulé, à cet
égard, par J. Charmont, Revue crit. de lég. et de jur., 1894, p. 68, note 2. - L'unité de la dette solidaire
paraît encore tenue pour adéquate par Req. rej. 5 avril 1897, Sir. 98-1-505.
116. Notez que ces solutions sont loin de rester théoriques. L'arrêt du 16 décembre 1891, précité,
en est la meilleure preuve, puisque l'idée du mandat tacite lui permet de casser, pour violation de la loi
(!), une décision de Cour d'appel. Je ne prétends pas, d'ailleurs, que l'application de cette idée à l'espèce ait donné ici un résultat fâcheux. Mais la solution pouvait se justifier autrement (voy. la note
précitée d'A. Tissier).
117.C'est bien à ce titre, ce me semble, que J. Charmont se décide à la conserver encore (Revue critique de législation et de jurisprudence, 1894, p. 68). - Contra E. Pilon, op. cit., nos 180-189, p. 256-276.
118. Voy. une démonstration très fouillée, avec application particulière, de ces dangers de la
construction juridique, quand on l'emploie à compléter le droit positif, par E. Stampe, dans Archiv für
die civilistische Praxis, 1893, t. LXXX. p. 387-416.
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