Anthologie du droit - L'influence de la volonté individuelle sur les qualifications - 615

FRANÇOIS TERRÉ

607

temps du raisonnement, conduit curieusement à penser que l'une est plus
difficile que l'autre. « L'interprétation est ouverte, écrit Yves Bonnefoy, car elle
peut et doit se porter sur des plans dont le nombre est indéﬁni, la nature diverse
sinon même contradictoire ; elle doit aussi écouter les objections, réﬂéchir à la
pluralité des méthodes ; et la traduction est fermée, puisqu'elle n'élabore de sens
qu'en en faisant cette phrase écrite, déﬁnitive, où les signiﬁcations ne vont
foisonner que repliées par la forme sous la surface de quelques mots » 7. Ce n'est
pas là un paradoxe. Mais, en termes sinon d'exactitude, du moins de ﬁdélité à
l'esprit plus qu'à la lettre, et « si les mots sont intraduisibles, malgré ce que les
concepts ont d'universel », il reste que « l'assomption par le traducteur d'une
formulation déﬁnie n'est pas qu'une perte, évidemment regrettable, ni l'intrusion peut-être inutile ou gênante d'une personnalité nouvelle, c'est la répétition
de cet acte de donner forme, de créer, qui a été cause de l'œuvre, qui fait partie
du meilleur, du plus mystérieux de son sens, et qu'aucune interprétation ne peut
restituer ni peut-être même comprendre. Traduire ajoute donc, de ce point de
vue, à toute interprétation possible ».
Même si elle porte à considérer la traduction poétique de manière plus
optimiste que l'opinion courante ne le pense, il reste que, théoriquement, la
traduction n'est pas possible, alors que l'opération pratique des traducteurs est
réalisable et réalisée. Or, dans cette mise en examen des mots et des concepts,
il apparaît que les difficultés se multiplient à mesure que l'on s'éloigne des
universaux de langage présupposés ou discernés à travers la traduction poétique. Ainsi en est-il précisément de la traduction juridique, car les concepts
supportant le discours sont davantage la résultante des structures de chaque
langue et, à travers elles, de la force et de l'histoire des existants juridiques.
Freedom, observe Yves Bonnefoy (p. 71) « n'est pas notre liberté ». Et quand on
cherche l'équivalent de laïcité en anglais, on ne trouve pas.
On pourrait penser que les juristes européens, formés à l'histoire, auraient
acquis une expérience suffisante du fait de l'inﬂuence, naissante ou renaissante,
du droit romain. Mais précisément, la persistance d'expressions latines dans le
discours juridique montre bien les spéciﬁcités du juridique. Aussi bien, si l'on
considère que la concision est, plus qu'ailleurs, une qualité nécessaire du droit,
l'image des traductions juxtalinéaires éclaire aisément la comparaison. La leçon
des dernières décennies révèle au contraire les ravages causés en droit par
l'invasion de mots nés de traductions volontairement ou involontairement
transplantés de l'anglo-américain, non pas par l'existence de termes nouveaux,
mais en raison de la pénétration des concepts qu'ils véhiculent inévitablement,
par le truchement de l'hymne à la vie européenne, et qui altèrent la compréhension du juridique. Et cela sans qu'il soit même besoin d'insister sur les
directives communautaires et sur les obstacles inhérents à la coexistence de
transpositions ou de traductions.
7. Y. BONNEFOY, La communauté des traducteurs, éd. Presse Univ. de Strasbourg, 2000,
p. 47.

Anthologie du droit - L'influence de la volonté individuelle sur les qualifications

Table des matières de la publication Anthologie du droit - L'influence de la volonté individuelle sur les qualifications