Les Mélanges - Mélanges - Mélanges en l'honneur du professeur Henri Oberdorff - 92

DE LA CRITIQUE DES DROITS DE L'HOMME

un animal social. L'essentiel de son œuvre porte sur la condamnation de la notion
de droit subjectif dont il ne dénie certes pas l'existence, mais qu'il refuse de regarder comme naturel. Pour Duguit, il n'y a de droits subjectifs que reconnus comme
tels par un ordre juridique. En dehors de toute consécration par le droit positif, le
droit subjectif ne peut relever que de l'univers métaphysique des substances. Il est
pure fiction et ne renvoie à aucune réalité. Autrement dit, il n'est pas une entité
naturelle. Ce que réfute le chef de file de l'école du service public n'est pas tant la
notion de droit subjectif que celle de droit naturel subjectif. L'errance métaphysique du subjectivisme des Modernes réside, à ses yeux, dans le fait de réputer
naturels des droits individuels qui n'ont de réalité qu'artificielle. Soutenir la thèse
de leur naturalité revient à considérer que chaque homme détiendrait, dès sa
naissance, un droit qui lui serait consubstantiel, inhérent à sa nature de sorte
qu'en arrivant au monde, cet homme bénéficierait, au cœur même - ou aux
côtés - de son enveloppe biologique, d'un halo sacré ou d'une auréole, d'une
sorte d'onction normative ou d'une habilitation à imposer sa volonté à autrui,
comme si l'être était déjà porteur de devoir-être avant toute intervention formelle
du droit positif. Autrement dit, la prétention que l'homme serait doté de droits
naturels subjectifs n'est rien d'autre qu'un mode de raisonnement qui consiste à
conférer à une entité naturelle une propriété que l'observation sensorielle ne permet pas d'entrevoir. C'est un mode de pensée substantialiste au terme duquel
l'individu est perçu comme une substance, un Moi dont l'empiriste David Hume,
bien avant la critique des droits naturels subjectifs entreprise par Léon Duguit,
avait affirmé l'inexistence. Au fond, la notion de droits naturels subjectifs - l'idéologie des droits de l'homme - est une forme de développement sécularisé de la
notion théologique d'âme.
Et cette prétention métaphysique est perçue par toute la pensée socialiste et
progressiste du xixe siècle comme dissimulatrice. La critique progressiste des
droits de l'homme consiste à percer l'écran illusoire derrière lequel se cache la
notion de droit naturel subjectif pour y déceler les arrière-pensées de la bourgeoisie. Que signifie en effet le droit de propriété pour une classe laborieuse économiquement incapable d'accéder à la propriété ? Peut-on parler d'autonomie de la
volonté quand les clauses du contrat de travail imposées à l'ouvrier lui sont livrées
clé en main et ne sont pas négociables ? L'idéalisation de ces droits subjectifs a
longtemps obéi à une stratégie politique dont le masque aura finalement été levé
par l'éveil des idées socialistes qui ont su dénoncer, à l'instar du marxisme, l'hypocrisie des droits formels en les opposant aux droits réels19. Se cacherait en effet,
derrière la noblesse des droits de l'homme abstrait, l'intérêt de l'homme égoïste et
bourgeois, séparé de la communauté derrière la clôture que lui édifie son droit de
propriété, considéré par Pierre-Joseph Proudhon comme le droit d'ignorer la
misère d'autrui.
Lorsque Karl Marx dénonçait le formalisme du droit de propriété, il appuyait
sa critique en dénonçant en même temps la parcimonie avec laquelle était
19. K. Marx, La question juive, 1844, trad. fr. M. Simon, Aubier-Montaigne, 1971.

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