Contextes - Le travail dans son droit - 35

LA « LÉGALISATIoN » DU MoNDE DU TRAVAIL

II - LA NAISSANCE DE LA LÉGISLATION
INDUSTRIELLE : UNE ENTREPRISE SAVANTE
ET UN SAVOIR D'EXPERTISE
Mais cette « histoire par les lois »44 et par les résistances auxquelles elles
se heurtent ne suffit pas à rendre compte du développement tous azimuts
d'une préoccupation pour la protection légale des travailleurs, et plus largement pour l'inscription du monde du travail dans l'ordre juridique. Ces
réformes sont en effet coproduites par un ensemble d'acteurs, et en particulier dans ce que Christian Topalov appelle des « laboratoires », au cœur
desquels se trouvent les universitaires, inventeurs de la législation industrielle dans les facultés de droit, en même temps que réformateurs sociaux
défenseurs d'une intervention modérée de l'État dans le monde du travail.
La spécificité de ces professeurs est que leur entreprise académique de
développement d'une nouvelle spécialité est intrinsèquement liée à leurs
investissements extérieurs au champ universitaire et à leurs préoccupations
réformatrices. Cette fusion apparaît logique dans la mesure où, comme l'a
montré Pierre Bourdieu en s'inspirant librement de la thèse kantienne du
« conflit des facultés », les facultés de droit comme les facultés de médecine
sont traditionnellement plus insérées dans l'ensemble du monde social
que d'autres facultés (comme celles de lettres par exemple), puisqu'elles
produisent des savoirs et des compétences qui leur permettent d'agir sur
la société45. Pour autant, l'hétéronomie produite par cette ouverture n'est
pas nécessairement, dans ce cas d'espèce, synonyme d'hégémonie ou de
domination sur les autres savoirs académiques : pour se distinguer du reste
du droit civil, les promoteurs de la législation industrielle font entrer au
sein de l'université les réalités les plus triviales, celles du travail, du social,
du monde ouvrier.
on peut alors faire l'hypothèse que les promoteurs de la législation
industrielle n'ont d'autre issue que d'aller au bout de leur démarche en se
faisant experts, c'est-à-dire en produisant de la connaissance, des catégories juridiques et des outils directement utilisables par le politique. C'est
ainsi que les professeurs de législation industrielle sont intégrés dans toute
une série de lieux et d'institutions, qui sont autant de « laboratoires » de
44. J.-P. Le Crom (dir.), Deux siècles de droit du travail : l'histoire par les lois, Paris, les
Éd. de l'Atelier-les Éd. ouvrières, 1998, 287 p.
45. P. Bourdieu, Homo academicus, Paris, Éd. de Minuit, 1984, p. 88 et s. « La propension
à privilégier les fonctions sociales de l'Université par rapport aux fonctions proprement
scientifiques [...] croît quand on va des membres des fractions dominées aux membres des
fractions dominantes ; et il en va de même quand on va des professeurs des facultés des
sciences aux professeurs des facultés de droit et de médecine. » (p. 92).

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