Contextes - Le travail dans son droit - 45

LA « LÉGALISATIoN » DU MoNDE DU TRAVAIL

ces professeurs de droit sont profondément divisés sur le rapport à la foi
et à la laïcité, dont on sait qu'il constitue un clivage idéologique majeur,
ils se retrouvent pourtant sur une position spécifique : promouvoir un
cadre juridique de protection des salariés, et en particulier des ouvriers. Les
prémices de cette position sont différentes : pour les catholiques sociaux,
c'est l'encyclique Rerum Novarum qui oblige à s'intéresser aux acteurs du
monde du travail, et en particulier aux plus fragiles d'entre eux65. Pour les
solidaristes, radicaux-socialistes, il s'agit de reconstituer un lien dans une
société qui n'est plus cimentée par des solidarités mécaniques. Le droit est
alors un outil permettant de défendre ces deux sociodicées que tout oppose
apparemment, mais qui sont ici réunies, autour de la double nécessité de
mettre des freins au libéralisme et au risque du marxisme.
L'émergence de la protection légale des travailleurs est donc d'abord
appuyée sur une idéologie solidariste, qui émerge à la fin du xixe siècle
dans le sillage de Léon Bourgeois et qui devient rapidement la doctrine
officielle du parti radical-socialiste - parti qui participe au pouvoir tout
au long de la période66. Construit comme une alternative au libéralisme
comme au marxisme et au collectivisme, le solidarisme, sorte de « socialisme libéral », pour reprendre les termes de Léon Bourgeois, revendique
une base strictement individualiste tout en voulant « fonder le droit sur le
fait »67. Pour Émile Durkheim, qui participe largement à cet air du temps
solidariste, il s'agit de concilier ce que le socialisme marxiste considère
comme inconciliables, l'individualisme et le socialisme, et finalement la
préoccupation envers la classe ouvrière en même temps que la préservation
de la propriété privée68. La législation industrielle est alors ce qui permet de
65. Jacques Le Goff écrit ainsi que « les convictions personnalistes des catholiques
sociaux ont contribué à asseoir la nouvelle pensée du contrat de travail par le biais d'une
anthropologie préoccupée d'arracher le travailleur à toute forme de marchandisation le
réduisant à sa seule force de travail » : cf. J. Le Goff, « Les catholiques sociaux et le droit du
travail : les dix premières années des Semaines sociales (1904-1914) », in A.-S. Chambost et
A. Mages (dir.), La réception du droit du travail par les milieux professionnels et intellectuels,
op. cit., p. 198. Il faudrait toutefois se demander si cette perspective « personnaliste » n'est
pas anachronique pour le début du xxe siècle.
66. Sur le solidarisme, cf. en particulier M.-C. Blais, « Aux origines de la solidarité
publique, l'œuvre de Léon Bourgeois », Revue française des affaires sociales, 2014, vol. 1-2
(1), p. 12-31.
67. Ibid., p. 24.
68. É. Durkheim, Le socialisme : sa définition, ses débuts, la doctrine saint-simonienne,
Paris, Presses universitaires de France, 1992 (le cours date de 1895-1896 et est publié pour
la première fois par Marcel Mauss en 1928). Il est cependant sans doute excessif de rapprocher Durkheim d'une logique solidariste pure sur le plan de son rapport au droit, dans
la mesure où celui-ci écrit : « Il paraît bien que la vie économique très développée des
sociétés modernes ne puisse s'organiser qu'à l'aide d'un droit beaucoup plus souple et plus
malléable que celui des codes, inséparables par conséquent des relations sociales auxquelles
il s'applique. » (p. 154).

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