Hors collection - Qu'est-ce qu'une discipline juridique ? - 89

DANIeL JuTRAS

futurs professionnels du droit. Mais c'est aussi la seule posture compatible
avec l'idée que le professeur de droit participe à une pratique normative,
à l'intérieur même d'un système juridique lié à l'état nation. Plus le rattachement à ce système est fort, moins il est permis au professeur de droit
d'adopter une perspective externe ou pluraliste par rapport à son objet
d'étude8. Le professeur de droit - du moins celui qui participe à une discipline juridique au sens strict - ne peut pas sortir du droit, puisqu'il dit
le droit. Cette primauté accordée à la perspective interne soutient une
hiérarchie entre les disciplines juridiques, celles qui appartiennent au cœur
du droit devant celles qui relèvent des champs « spécialisés », les disciplines
nobles et fondatrices au-dessus des disciplines techniques ou éphémères.
Le noyau dur disciplinaire se reconnaît aussi par son rattachement à une
méthode « scientifique » exclusive aux juristes et inscrite dans la durée
- comme l'activité doctrinale consignée dans les grands traités français,
ou l'enseignement par cas Langdellien (la case method) dans les law schools
américaines, par exemple. L'affirmation d'une rationalité inhérente de
l'objet de connaissance, accessible par ces méthodes « éprouvées », assure
la primauté accordée à quelques matières dans les cursus obligatoires, et le
prestige historique des professeurs qui les enseignent9.
Sur ce plan, et vue de l'extérieur, l'université française apparaît uniformément beaucoup plus attachée au droit national, à son découpage
traditionnel, et au prestige rattaché au statut de professeur que ne le sont
les institutions nord-américaines. en effet, de moins en moins de professeurs au Canada et aux États-unis se conçoivent comme des participants
à une activité normative étatique, ou comme des acteurs du droit national.
Par voie de conséquence, ces juristes universitaires nord-américains ne
jouissent pas du même respect que leurs collègues européens au sein de
l'espace politique et judiciaire où s'élabore de droit positif. Plusieurs chercheurs adoptent une perspective externe et critique dans leurs travaux
scientifiques, souvent inspirée par une méthodologie caractéristique des
sciences humaines et des sciences sociales. L'activité doctrinale a perdu de
son vernis, les grands traités occupent une place moins importante, et le
paysage disciplinaire est moins balisé, tant à l'intérieur du droit lui-même
que dans ses rapports avec les autres champs de la connaissance.
Ce virage interdisciplinaire, phénomène des vingt-cinq dernières années,
remet en question les frontières entre le droit et les disciplines connexes.
Il faut donc envisager dans une deuxième partie non plus le découpage du
8. Sur le lien entre l'ordre étatique et les représentations de la discipline juridique, voir
M. Gracia Villegas, « on Pierre Bourdieu's Legal Thought », (2004) 56-57 Droit et Société 57.
9. Je pense au statut privilégié des professeurs de droit civil dans les facultés françaises, ou
à la prédominance du droit privé dans le programme obligatoire de première année, dans
les facultés anglo-américaines. Voir R. Gordon, supra note 5.

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