Contextes - Penser l'ordre juridique médiéval et moderne - 132

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LA NORMATIvITÉ

dont les médiévaux étaient convaincus60. Ce faisant, Grossi prolonge
moins Gurvitch et Romano qu'il ne réactualise l'idéalisme des Savigny,
Gierke ou Hauriou61. À travers le droit s'exprimerait l'auto-organisation
du social. Cette lecture expressive occulte en vérité la capacité spécifique du
droit à ordonner le social, à le construire. Derrière la spontanéité miraculeuse se cache tout un ensemble d'opérations matérielles et intellectuelles,
celles d'acteurs qui élaborent les documents, interprètent les situations,
manipulent les catégories, jouent des procédures et plaquent sur le tout
les argumentations plus ou moins sincères par lesquelles leurs opérations
peuvent être justifiées. L'« expérience juridique » est ainsi rapportée au
mieux à la perception qu'en ont ces acteurs, au pire aux justifications qu'ils
se donnent. À ce compte, le droit n'est jamais spécifié par des opérations
dont les documents portent la trace mais par le seul discours qu'il porte
sur lui-même. Droit médiéval et droit moderne sont ainsi renvoyés dos à
dos, chacun niant l'autre en une irréductibilité des expériences juridiques
les unes aux autres qui ruine toute approche empirique du fait juridique et
réduit l'histoire à une juxtaposition d'historicisations radicales.
On est bien loin, en somme, de l'historicité recherchée. Entre une
ontologie anhistorique du droit et une historicisation relativiste de chaque
situation singulière, l'histoire du droit et le droit lui-même exigent de
combiner les caractères communs de l'histoire, ceux qui autorisent à
comparer dans le temps et à reconstituer un récit, avec les modalités particulières de l'historicité, celles qui résultent de l'actualisation historique
de ces caractères communs. En retour, au long de cette infinie variété des
actualisations, de grandes tendances se dessinent, des façons particulières,
selon les temps, les lieux ou les instances, de donner au droit une existence
positive - au sens historique. C'est à ce titre que l'histoire du droit peut
60. Ibid., p. 72-98. Ces convictions sont confirmées quelques années plus tard dans un
ouvrage voué à une plus large diffusion : P. Grossi, L'Europe du droit, trad. fr. Paris, Seuil,
coll. « Faire l'Europe », 2011. Grossi y réaffirme l'unité de l'expérience juridique médiévale,
celle d'un droit réicentré et non anthropocentré, plus ordinatif que potestatif, pluraliste et
non moniste (p. 24-27). L'historien se mue en défenseur d'un jusnaturalisme social, adoptant le point de vue - reconstruit - des acteurs qu'il observe. Ainsi, page 26 : « Une bonne
partie du grand territoire des rapports juridiques disciplinant la vie quotidienne d'un peuple
échappe donc à cette puissance [du prince et du pouvoir]. Ici, dans l'indifférence substantielle du pouvoir, le droit reprend son caractère naturel de miroir des exigences en vigueur
dans la société et de miroir des forces plurielles qui s'y exercent librement ; le droit, parce
qu'il est généré par le bas, n'est autre que la réalité complexe et magmatique de la société
qui s'auto-organise et qui, ce faisant, assure sa sauvegarde et sa conservation. Ce droit n'est
pas écrit dans le commandement d'un prince, dans un texte autoritaire, dans les pages de
l'ouvrage d'un savant ; il est un ordre écrit dans les choses - qu'elles soient physiques ou
sociales - où, avec des yeux humbles, il peut être lu et traduit en règles de vie. »
61. Il serait même possible de pousser plus avant (mais cela ne peut être fait ici), pour
observer les rapprochements possibles du « réicentrisme » et des « faits normatifs » de Grossi
avec « l'ordre concret » ou le Nomos de la terre schmittiens.

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