Les Mélanges - Mélanges en l'honneur du professeur Jean Rossetto - 264

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QU'EST-CE QU'UN SORITE ?

laquelle, peu à peu, pas à pas, on ajoute ou l'on retranche. On appelle sorites ces
arguments semblables à un monceau qui se forme grain à grain, genre mauvais et
perfide. [...] Comment prenez-vous pour démontré que, dès qu'une chose est
semblable à une autre, il s'ensuit qu'il est difficile de l'en distinguer ; puis, qu'elle
ne peut l'être ; enfin, qu'elle est la même ? »13.
Sénèque non plus. À propos des sorites, il a « cette remarque acide : "Ne pas
les connaître ne fait pas de mal, les maîtriser n'apporte aucun bien" »14.
Quant à Diderot, suivant le même balancement que Sénèque, il clame ouvertement son mépris pour Euboulidès et ceux qui s'intéressent à lui : « Je ne sais qui je
méprise le plus, ou du philosophe qui perdit son temps à imaginer ces inepties, ou
de ce Philetas de Cos, qui se fatigua tellement à les résoudre qu'il en mourut »15.
5. Mais, parmi les philosophes, Hegel accorda une « grande importance » aux
arguments sorites. Il prévient :
« On agirait bien à tort si on allait interpréter de tels exemples [il s'agit
d'exemples de sorites] simplement comme un odieux bavardage d'école, étant
donné qu'il s'agit ici, en réalité, de pensées avec lesquelles il est d'une grande importance d'être familiarisé aussi d'un point de vue pratique et plus précisément
d'un point de vue éthique »16.

L'opinion de Hegel sur les sorites s'appuie sur de fortes raisons. Elle prolonge
une longue analyse des notions de « quantité » et de « qualité », dont la synthèse
réside, selon lui, dans la notion de « mesure ». Il écrit :
« Lorsqu'une variation quantitative a lieu, cela apparaît tout d'abord comme
quelque chose de tout à fait innocent. Seulement il y a quelque chose d'autre là
derrière et cette variation apparemment innocente du quantitatif est en quelque
sorte une ruse par laquelle le qualitatif est atteint. L'antinomie de la mesure, qui
réside en cela, les Grecs déjà l'ont présentée à l'intuition sous toutes sortes de
vêtements. Ainsi par exemple, dans le problème de savoir si un grain de blé fait
un tas de blé, ou dans cet autre, si arracher un crin à la queue d'un cheval fait
une queue sans poil. Si, eu égard à la nature de la quantité - dont la détermination est indifférente et extérieure à l'être, on va tout d'abord être enclin à répondre négativement à ces questions. Mais on devra pourtant bientôt accorder
13. Cicéron, Académiques, I, livre II, chap. XVI, trad. Delcasso, 1823. Plus loin, fin du
chapitre XXVIII et début du chapitre XXIX, il écrit : « sorite, argument dont vous avez condamné
les captieuses interrogations. Eh quoi ! Si cet argument est vicieux est-ce notre faute ? La nature
ne nous a point fait connaître les limites des choses, en sorte que nous ne savons jamais où nous
devons nous arrêter. Il ne s'agit pas seulement ici du monceau de blé, d'où vient le nom de sorite ;
quel que soit le sujet sur lequel on nous presse de minutieuses questions, par exemple, pour qu'il
y ait richesse ou pauvreté, gloire ou obscurité, peu ou beaucoup, grandeur ou petitesse, pour
qu'un objet soit court ou long, large ou étroit, combien faut-il retrancher ? nous n'avons rien de
certain à répondre. Mais les sorites sont des arguments vicieux. Voulez-vous en éviter les atteintes ?
brisez-les si vous pouvez ; car ils vous blesseront si vous n'y prenez garde ».
14. Selon G. Hayden et M. Picard, in Ce livre n'existe pas. Paradoxes, énigmes mathématiques et énigmes philosophiques, Marabout, 2009, p. 34.
15. D. Diderot, Grande encyclopédie, v° Mégarique, t. 10, p. 305.
16. G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, I, Science de la logique, trad.
B. Bourgeois, Vrin, 2014, Add. § 108, p. 545.
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