Les Mélanges - Mélanges en l'honneur du professeur Jean Rossetto - 275

NICOLAS CAYROL

255

Soit le sorite du tas : si on ôte un grain au tas, on a toujours un tas. La perte d'un
seul grain ne transforme pas le tas en non-tas. Poursuivant le raisonnement grain
après grain, viendra un moment où n'y aura plus que quelques grains, voire un seul
grain, mais la conclusion sera toujours la même : on a toujours un tas. Donc un seul
grain est un tas. Conclusion évidemment paradoxale qui nie le changement qualitatif en affirmant le caractère toujours insignifiant du changement quantitatif. On
peut de la même manière conclure qu'un homme qui perd ses cheveux un à un n'est
pas et ne sera jamais chauve. C'est la négation du changement. L'argument du sorite
est donc à la fin pour le moins paradoxal, et au pire sophistique.
C'est ainsi que la difficulté à saisir le changement lorsque celui-ci est minime
et continu porte parfois à l'ignorer, voire à le nier même contre l'évidence. Cette
inclinaison à la négation du changement est à l'origine de ces paradoxes auxquels
les sorites sont le plus souvent réduits, mais elle est aussi au cœur de très importants problèmes de société. Il importe donc de mieux la comprendre (A) afin de
mieux la surmonter (B).

a. La négation du changement
21. Est-il bien nécessaire d'insister sur la négation, tant il est évident que c'est
faux ? On le croit, car il semble qu'il y ait encore bien des Euboulidès parmi nous
aujourd'hui, dont certains sont sincèrement convaincus par leur raisonnement.
C'est que l'argument sorite repose en réalité sur un raisonnement tout à fait ordinaire, et même indispensable à certains égards même si son analyse donne encore
beaucoup de fil à retordre aux logiciens : le raisonnement par récurrence.

1. Fondement de la négation : le raisonnement par récurrence
22. La conclusion paradoxale et inadmissible de l'argument du tas arrive au
terme d'un type de raisonnement très important dans les sciences et spécialement
en mathématique : le raisonnement par récurrence, raisonnement qui est la base
de la généralisation mathématique, raisonnement qui permet aux mathématiciens de passer du fini à l'infini en les dispensant de vérifications non seulement
longues et fastidieuses, mais surtout impraticables même avec de puissants ordinateurs dans les domaines de l'infini52.
Une image frappante utilisée par les pédagogues pour présenter le raisonnement par récurrence est celle de ces dominos dressés les uns à côté des autres : si
lorsqu'un domino tombe, il entraîne dans sa chute son voisin, alors lorsque tous
les dominos sont placés de la même manière les uns à côté des autres, la chute
répondre par oui ou par non à la question : « avez-vous perdu vos cornes ? »), et les paradoxes
d'Électre, de l'homme voilé et du déguisé qui sont trois variantes du même (« vous connaissez
votre frère ; mais quand il est déguisé, vous n'êtes pas capable de l'identifier ; donc vous
connaissez et vous ne connaissez pas votre frère »).
52. V. R. Poincaré, La science et l'hypothèse, Flammarion, 1917, p. 18 et s.

Les Mélanges - Mélanges en l'honneur du professeur Jean Rossetto

Table des matières de la publication Les Mélanges - Mélanges en l'honneur du professeur Jean Rossetto