Les Mélanges - Mélanges en l'honneur du professeur Jean Rossetto - 280

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QU'EST-CE QU'UN SORITE ?

les chasses traditionnelles et remettant en cause la chasse au phoque. La CJUE
refuse la recevabilité du recours. On peut avoir plusieurs lectures de cette affaire
(politique, juridique, écologique, etc.). On peut aussi considérer que les Inuits
ont été ici confrontés à un sorite, et que le rejet de leur recours sans examen au
fond est fondé sur un sophisme : pourquoi les Inuits ne sont-ils pas directement
et individuellement concernés par un règlement relatif à la chasse au phoque ?
Parce que si un Inuit est directement et individuellement concerné, alors un autre
Inuit sera aussi directement et individuellement concerné, et ainsi de suite. Donc
tous les Inuits sont directement et individuellement concernés, et si tous sont
concernés, alors plus aucun ne l'est individuellement. Toute révérence gardée, les
Inuits sont comme ces crayons de couleurs d'une boîte qui n'a qu'une couleur.
Dit autrement, ils ne sont pas des grains de sable capables d'enrayer la machine
réglementaire de l'Union parce qu'ils forment un tas de sable. Ainsi, tous les intérêts individuels des Inuits seront toujours une somme d'intérêts individuels, donc
tous individuellement irrecevables63.

b. La résolution des sorites
27. Pour briser l'argument du sorite, et échapper à ses conséquences paradoxales, on ne voit guère que trois solutions.
La première consiste à travailler à fonder de manière plus rigoureuse le raisonnement par récurrence, de manière à lui assigner un domaine précis, tant il est
vrai que le domaine d'une règle, qu'elle soit de droit ou de l'entendement, s'apprécie par rapport à son fondement. Les mathématiciens y travaillent depuis
longtemps, mais la question reste disputée64. On ne développera pas ce point.
63. La jurisprudence de la Cour de cassation aurait pu aussi fournir un exemple de ce
problème, mais inversé. Alors que dans la jurisprudence de la CJUE, c'est l'intérêt collectif qui
porte à nier l'intérêt individuel (le tas qui reste un tas), dans la jurisprudence de la Cour de
cassation, c'est l'intérêt individuel qui porte à nier l'intérêt collectif (les grains qui restent
grains). Pour la Cour de cassation, une association de quartier n'est recevable à agir en justice
que si et seulement si elle allègue un « préjudice collectif, direct et personnel, distinct des
dommages propres à chacun de ses associés » (Cass. 3e civ., 4 nov. 2004, n° 03-11377, Billini
c. Assoc. de défense des intérêts des habitants de la rue Hector Berlioz, Procédures 2005, n° 1). Ce
qui inspira à Roger Perrot le commentaire suivant : « Une association de cette nature peut-elle
servir de support à la défense des intérêts particuliers de certains de ses membres qui ne s'identifieraient pas avec l'intérêt de tous ? La question n'a jamais été clairement élucidée, parce que
l'on a toujours hésité sur l'explication que l'on peut donner à ce passage de l'individuel au
collectif : apport de l'intérêt individuel de chacun des adhérents ou mandat donné à l'association par chacun de ses membres ? Il faut dire d'ailleurs que la jurisprudence n'y a guère aidé
qui admet parfois que l'intérêt collectif ne recouvre pas nécessairement celui de tous ses adhérents, et qui, en d'autres circonstances, décide que l'intérêt collectif est celui qui est éprouvé
par l'ensemble de ses membres » (Procédures 2005, n° 1).
64. V. B. Russel, Introduction à la philosophie mathématique, Payot, trad. G. Moreau,
Payot, 1928, réed. 1970, p. 41 ; P. Egré, « Le raisonnement par récurrence : quel fondement ? », in La Gazette des mathématiciens, oct. 2015, n° 146. Dans cet article, l'auteur
explique qu'il y a en doctrine mathématique trois thèses principales qui s'opposent, chacune
pouvant invoquer d'éminentes autorités : Hilbert, Poincaré et Frege.

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