Hors Collection - Dictionnaire d'un droit humaniste - 54

DICTIONNAIRE D'UN DROIT HUMANISTE

Cet élargissement constant de la compétence de la Cour, cette autorité
croissante qu'elle se concède suscite de façon récurrente des réactions
passionnelles, parfois approbatrices, plus souvent critiques. En sa faveur,
outre une certaine vision de l'Europe, on fait valoir qu'elle a le mérite de
faire contrepoids à la technicité qui peu à peu s'imprime dans la société
européenne contemporaine - mais en la remplaçant par une autre technique,
volontiers sentencieuse. Contre elle, on lui oppose trois défauts majeurs :
son infaillibilité, sa méconnaissance de l'histoire et son omnipotence.
Elle est infaillible parce qu'il n'existe pas de pouvoir législatif susceptible
de la briser, même si elle contredit ce qui nous paraît constituer un principe
fondamental (par exemple, la dignité de la personne). Dans aucun pays
démocratique, la jurisprudence ne se voit reconnaître une telle puissance :
même la Cour suprême des États-Unis est subordonnée au législateur qui
peut toujours modifier ou condamner la jurisprudence de la Cour. De
même, en France, la jurisprudence du Conseil constitutionnel peut être
anéantie par une réforme de la Constitution. La signification principale
(et fondamentale) de la séparation des pouvoirs est, précisément, que « le
pouvoir arrête le pouvoir »4.
En outre, comme le dit Jean Carbonnier, « l'Histoire compte peu à
Strasbourg [...] ; une impression de décousu et de baroque même [...] Il se
peut que la société française s'irrite à la longue d'être gouvernée par un conseil
de conscience irresponsable comme une chapelle cléricale »5. « La Cour de
Strasbourg est sortie de son lit, l'ennui est qu'on ne voit pas comment l'y faire
rentrer »6. Méconnaître l'histoire en Europe pour en édifier les droits et les
libertés fondamentaux, est méconnaître l'Europe et la diversité de ses valeurs.
Le style de la Cour de Strasbourg est proche de celui d'un arrêt de
Common Law car, comme elle, elle se réfère non à telle ou telle disposition
de la Convention, mais à des arrêts qu'elle avait antérieurement rendus ;
une méthode radicalement différente de la pensée juridique française. À
la différence des arrêts de la Cour de cassation et du Conseil d'État, la
brièveté est étrangère à ses décisions, sans doute parce qu'elle veut se faire
comprendre par la grande quarantaine d'États faisant partie du Conseil
de l'Europe : des concepts ni anglais ni français, ni turcs, etc. Mais elle a
4. Charles de Segondat de Montesquieu, De l'esprit des lois, LXI, ch. 4 : « Pour qu'on ne
puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ».
5. Jean carbonnier, Droit civil, t. I, Introduction, PUF, Thémis, 27e éd., 2002, n° 141.
6. Jean carbonnier, Droit et passion du droit sous la Ve République, Flammarion, 1996, p. 56.

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