Les Mélanges - Mélanges en l'honneur du professeur Didier R. Martin - 90

ÉRASME ET MACHIAVEL. UNE LETTRE INÉDITE

légèreté et quelle férocité ! Y a-t-il jamais eu pire que notre soldatesque ? Et quel
pays fut plus ravagé que le vôtre, Messire Machiavel ? Je vois que vous vous
lamentez sur l'état présent de l'Italie. Mais je vois aussi que vous attisez les folies
guerrières des princes. En somme vous pleurez certains des effets et vous chérissez
toujours les causes.
Ces causes, vous les maquillez en bonnes raisons. Je reprends d'abord celle-ci
qui est extravagante : c'est une chose très naturelle et très ordinaire que le désir de
conquête. La belle raison ! Un quidam dérobe par la force le bien d'autrui, c'est
un bandit ; un Prince monte une armée pour forcer les cités d'autrui, la chose est
naturelle. Il voyait juste ce fier pirate, dont parle Augustin, à qui Alexandre le
Grand demandait : « Quelle idée as-tu d'infester les mers ? » ; et qui lui répondait : « L'idée que tu as d'infester l'univers. Mais parce que je le fais avec un
pauvre navire, on m'appelle brigand ; toi qui le fais avec une grande flotte, on
t'appelle Empereur »4. Que n'appelez-vous pas les choses par leur nom et cette
soif de conquête une vile passion ! La fable et l'histoire encensent les grands
conquérants et vous à leur suite. Mais le prestige du nom est trompeur et tous ces
illustres vainqueurs, Achille, Xerxès, Cyrus, Alexandre n'étaient que des furieux,
croyez-en Sénèque. Faut-il vous rappeler quelques-unes de leurs folies ? Le divin
Achille tire son épée contre son roi et le grand Alexandre contre ses meilleurs
amis ; l'illustre Xerxès donne l'ordre de fouetter la mer ; Alexandre le Grand se
fait saluer comme fils de Zeus et se plaint que ce monde est trop petit pour ses
victoires. Plutôt que de s'enfiévrer et de déraisonner, que ne se sont-ils attachés à
bien administrer leurs cités ! Ils n'auraient pas tourmenté de leurs armes les terres
étrangères, ils ne seraient morts si tôt et auraient gagné une gloire plus solide.
Alors, Messire le conseiller, puis-je vous suggérer de prendre exemple sur Cinéas
le sage conseiller de ce fou de Pyrrhus. Voyant ce dernier tout à ses conquêtes et
prêt à prendre pied en Italie, il lui dit : « On dit, Sire, que les Romains sont grands
hommes de guerre, si les dieux nous permettent de prendre le dessus, à quoi nous
servira cette victoire ? - La chose va de soi, Cinéas, nous prendrons incontinent
l'Italie - Et l'Italie conquise, que ferons-nous ? - La Sicile sera à nous - Alors serace la fin ? - Nullement, nous passerons en Afrique - Et puis ? - Et toute la Grèce
tombera entre nos mains - Mais à la fin, Sire, que ferons-nous ? - Tu me fais rire,
Cinéas, nous prendrons nos aises et nous vivrons joyeusement ». Alors Cinéas
reprit : « Et qui nous empêche, Sire, de nous reposer dès maintenant et de faire
bonne chère puisqu'au fond nous ne gagnerons rien à souffrir et à faire souffrir à
d'autres tant de maux et de travaux ? »5.
Nos modernes conquérants sont-ils plus sages ? Voici les rois de France qui à
chaque printemps ou à chaque automne passent les Alpes pour guerroyer en Italie.
Ils sont vainqueurs, ils sont vaincus, ils repartent, ils reviennent. Et le sang coule,
les périls menacent, les dépenses s'accumulent. Le royaume de France qui est le
4. L'anecdote est rapportée dans La cité de Dieu, IV, 4.
5. Érasme résume à sa manière le fameux dialogue rapporté ou inventé par Plutarque (Vie
de Pyrrhus). Plutarque ajoute : « Ces dernières paroles offensèrent plutôt Pyrrhus qu'elles ne le
firent changer de volonté » (Traduction Amyot).

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