Les Mélanges - Mélanges en l'honneur du professeur Didier R. Martin - 92

ÉRASME ET MACHIAVEL. UNE LETTRE INÉDITE

où le barbare envahisseur ne laisse d'autre choix que de se défendre, où nos frères
sont à la merci d'un ennemi cruel ou asservis de manière indigne. Mais c'est à
contrecœur que le bon Prince met ses armées en bataille et non pas, Messire le
belliqueux, avec un sourire mauvais.
[5] Je veux dire une autre raison de rejeter les vôtres. Au fond cette raison est
la première et elle emporte tout : la guerre est un scandale en pays chrétien, elle
outrage, elle souille, elle profane tout ce que le Christ nous a enseigné. Êtes-vous
sourd aux Évangiles, Messire Machiavel ? Je vous vois prosterné devant l'idole du
pouvoir, ce n'est guère une position qui vous dispose à entendre la parole sacrée.
Dans votre ouvrage, le Christ n'apparaît jamais. Je le comprends, il est le prince
de la paix et de la concorde, tout ce qu'il a dit, tout ce qu'il a fait condamne vos
écrits. Secouez l'Évangile dans tous les sens, vous n'en ferez rien sortir qui ne respire la paix, qui n'ait le son de l'amitié, qui n'ait le goût de la charité. Entendez ce
que le Christ a laissé aux siens à la veille de sa mort. Il ne leur a pas laissé des
chevaux ou des gardes ou le droit de commander ; que leur a-t-il donc laissé ? Il
leur a laissé la paix. Et qu'ont donc enseigné les Apôtres après lui sinon toujours
la paix, la douceur, la charité !
Vous me direz sans doute qu'il suffit de regarder le monde présent pour se
convaincre que le Christ est trahi tous les jours par les siens. Sur ce point je vous
ai déjà accordé beaucoup et je vous accorderai encore davantage : que notre
monde chrétien fait honte au christianisme, que moines, théologiens, évêques
sont de la partie, que des Pontifes se conduisent de manière impie, qu'il s'en est
même trouvé un [Jules II] pour se prendre pour César. Celui-là, qui est à votre
goût, je l'ai vu entrer en conquérant à Bologne en 1506, fier comme un empereur
païen quand il aurait dû avoir la honte au front. Mais face à tant de trahisons, que
faut-il faire ? Que faut-il faire sinon se dresser contre, et de toute son âme ? Et que
faites-vous, savant Machiavel, vous vous appliquez à faire de trahison vertu. Les
malheurs de ce temps tiennent à ce que les princes ne se conduisent pas en chrétiens. Que proposez-vous ? De les inciter à faire pire.
Je soupçonne que vous tenez les maximes chrétiennes pour des imaginations.
Seules les armes comptent, le reste est fumée. Je prends le chapitre étrange où
vous parlez des fondateurs [VI]. Je passe sur la manière dont vous mêlez la fable,
l'histoire, l'Écriture, et j'en viens à l'une de ces propositions définitives où l'on
voit la patte du maître et que vous tirez doctement de développements où il y a
de quoi perdre pied. Cette admirable proposition, je la retranscris pour ne pas la
trahir : « De là vient que tous les prophètes armés furent victorieux et les prophètes désarmés défaits ». Vous moquez-vous, Messire Machiavel ? Que faitesvous de celui qui a vaincu le monde ? Comment les Apôtres ont-ils répandu sa
parole ? Comment les disciples ont-ils conquis un Empire qui avait résisté jusquelà à toutes les armes des rois ? Par le fer et le feu, le glaive au poing ? Ou par un
feu tout spirituel dont vous semblez ignorer tout ? Révisez votre balance, le martyr l'a emporté sur le soldat. Pourtant contre l'humble et douce parole, le monde
s'était dressé avec toutes les armes dont vous pouvez rêver : tribunaux, légions,
gouverneurs, confiscations, proscriptions, exils, cachots, chevalets, verges, haches,

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