Contextes - La réception du droit du travail par les milieux professionnels et intellectuels - 13

AVANT-PROPOS

l'entreprise : celle-ci n'est pas considérée comme un lieu démocratique mais
comme le lieu d'un « despotisme institutionnalisé », et le contrat de travail
est perçu comme un contrat de subordination et de dépendance. Les discussions autour de la loi El Khomri ont confirmé à l'excès cette impression
de défiance, sur fond d'opposition assez largement dogmatique de part
et d'autre : le sous-bassement idéologique de la dénonciation du passage
d'un droit du travail « protecteur des salariés » à un droit « protecteur des
entreprises », fait écho à la critique qui présente le modèle social de l'État
protecteur16 comme une entrave dépassée à la liberté de l'entreprise et du
commerce. Pendant plusieurs semaines, les arguments juridiques ont été
occultés par des prises de position idéologiques dont le caractère tranché
neutralisait toute discussion. Si c'est une « histoire heurtée »17 que celle du
droit du travail, les affres de l'adoption de la loi El Khomri, en replongeant
l'historien dans les déceptions provoquées par le code de 191018, témoignent
du caractère décidément autant politique que juridique de la réception du
droit du travail.
La controverse apparaissant aussi ancienne que le droit du travail
lui-même - au point de sembler lui être inhérente19 - nul doute qu'un
projet de loi aussi technique aurait mérité un travail pédagogique
16. Illustration de cette conception de l'État protecteur (instituteur du social) par Gambetta :
« Est-ce à dire que, parce qu'on aurait ouvert des écoles, donné des maîtres et des professeurs,
poussé la sélection et le choix des intelligences jusqu'au plus haut degré de l'enseignement
scientifique, est-ce à dire que tout serait fini et qu'il faudrait se reposer ? Nullement. Il est
toute une série de mesures et d'institutions à organiser, non pas que l'État doive les créer
de toutes pièces en se substituant à la liberté individuelle, à l'effort des énergies associées ;
mais, Messieurs, quand les individualités sont impuissantes, quand cette collection, cette
réunion, cette association de volontés libres et d'efforts individuels avortent, il reste une
grande et haute personne sociale, le pays, l'État, qui se doit à lui-même d'intervenir, non pas
pour opprimer, mais pour imprimer le mouvement ; non pour se substituer à la volonté des
citoyens, mais pour l'encourager, la soutenir, l'aider, la porter, pour ainsi dire sur les bras,
et amener chaque citoyen à l'épanouissement complet de son intelligence et de sa raison » ;
cité par Didry C., Naissance de la convention collective, éd. EHESS, 2002, p. 52.
17. Chatriot A., Hordern F. et TuFFery-Andrieu J.-M., La codification du travail sous
la Troisième République, Rennes, PUR, 2011, p. 20. Sur l'histoire du droit du travail, voir
Le GoFF J., Du silence à la parole, op. cit. ; Aubin G. et Bouveresse J., Histoire du droit
du travail, PUF ; OLszak N., Histoire du droit du travail, Economica, 2011.
18. La loi du 28 décembre 1910 codifiait les lois ouvrières dans le livre 1 du Code du travail.
19. Ex. Jaurès J., Chambre des députés, séance du 19 juin 1906 : « Le patronat n'a pas
besoin, lui, pour exercer une action violente, de gestes désordonnés et de paroles tumultueuses ! Quelques hommes se rassemblent, à huis clos, dans la sécurité, dans l'intimité
d'un conseil d'administration, et à quelques-uns, sans violence, sans gestes désordonnés,
sans éclats de voix, comme des diplomates causant autour du tapis vert, ils décident que le
salaire raisonnable sera refusé aux ouvriers ; ils décident que les ouvriers qui continuent la
lutte seront exclus, seront chassés, seront désignés par des marques imperceptibles, mais
connues des autres patrons, à l'universelle vindicte patronale. [...] Ainsi, tandis que l'acte
de violence de l'ouvrier apparaît toujours, est toujours défini, toujours aisément frappé,
la responsabilité profonde et meurtrière des grands patrons, des grands capitalistes, elle se
dérobe, elle s'évanouit dans une sorte d'obscurité ».

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