Contextes - La réception du droit du travail par les milieux professionnels et intellectuels - 130

126

LE TEMPS DES INSTITUTIONS

La collaboration avec les avocats passe d'abord par les liens avec certains
d'entre eux, devenus les conseillers des fédérations ou de la confédération.
Ces liens peuvent se transformer en une véritable subordination, au sens
où les professionnels du droit tirent de cette proximité syndicale la plupart
de leurs revenus. Parmi ces avocats, on pense à Marc Henry, dont le fils,
Michel Henry, reprendra le flambeau du droit du travail et de la proximité
avec la CGT, Charles Lederman, Marcel Wilard ou encore Maurice Boitel :
tous ces auteurs se retrouvent dans le comité de rédaction de Droit ouvrier,
comité qui, en 1948, compte 21 avocats parmi ses 33 membres.
Le droit du travail syndical est donc à cette époque plutôt un droit des
avocats qu'un droit des professeurs. Le réseau qui se constitue s'appuie sur
des formes de légitimations croisées, fondées sur des positions politiques
communes et des intérêts communs : pris dans un réseau syndicalopolitique (du moins pour ce qui est de la CGT), les avocats y trouvent
une rémunération et une façon de prendre des positions politiques sur
la base de leurs savoirs juridiques et de leur autorité professionnelle ; les
responsables juridiques des organisations syndicales se constituent quant
à eux des ressources pour mieux défendre leurs adhérents et former leurs
militants, mais aussi des rétributions symboliques : les articles qu'ils écrivent
dans Droit ouvrier, les stratégies judiciaires conduites avec des avocats, les
conduisent à revendiquer une appartenance au monde des juristes, même
s'ils ne détiennent ni la « licence », ni le « mandat » qui leur permettraient
de se revendiquer entièrement de ce titre34.
On voit donc se constituer un certain nombre de circulations liées au
droit du travail, mettant en relations syndicalistes, avocats et législateur.
Mais contrairement à la situation du début du siècle, le champ académique
se renferme en partie sur lui-même pendant cette période, même si les
promoteurs du droit du travail exploitent des ressources exogènes pour
fonder leur légitimité académique. Au-delà de ces circulations, le droit du
travail a trouvé une forme et une raison d'être dans l'ensemble des champs
où il se déploie, de manière spécifique mais sans solution de continuité
selon ces champs. En définitive, il est l'expression d'une société marquée
par la place croissante de l'État, par la prégnance des classes sociales et
de leur expression, par conséquent par la force du mouvement social et
des collectifs qui le portent. Il apparaît alors normal que la période qui
suit Mai 68 soit celle de l'acmé du droit du travail comme expression ou
acceptation des rapports de force et des rapports de classes. Pendant une
grosse décennie, dans l'ensemble des champs étudiés, le droit du travail,
tel qu'il émerge au début du siècle et s'institutionnalise dans la période que
nous venons d'analyser, se déploiera et se consolidera dans l'ensemble du
monde social, à l'université comme dans le champ syndical.
34. Pour reprendre les termes de hughes E., Le regard sociologique : essais choisis, Éditions
de l'EHESS, 1996.
Contextes - La réception du droit du travail par les milieux professionnels et intellectuels

Table des matières de la publication Contextes - La réception du droit du travail par les milieux professionnels et intellectuels
