Contextes - La réception du droit du travail par les milieux professionnels et intellectuels - 157

LES ILLUSIONS PERDUES DE L'AUTONOMIE

153

instrument des paysans contre la légalité bourgeoise16. Justifiant l'émancipation par le droit, Proudhon distingue le droit du travail du droit légiféré.
La démocratie industrielle sera régie par un ordre social immanent17,
produit de la pluralité des collectivités productrices, dont les rapports de
coopération constituent la société travailleuse18. Sa pensée inspirant au
syndicalisme les idées d'autonomie ouvrière, de fédéralisme professionnel,
de séparation du syndicat et du parti, une conscience juridique ouvrière
se développe ; ainsi, chez Alphonse Merrheim, pour qui le syndicat est un
« groupement de lutte intégrale révolutionnaire, [il] a pour fonction de
briser la légalité qui nous étouffe, pour enfanter le droit nouveau que nous
voulons voir sortir de nos luttes »19.
Georges Sorel fixe aussi l'autonomie ouvrière dans la production de son
propre droit - un droit ouvrier qui se forme dans le sein du droit bourgeois,
pour le remplacer20. Il n'est pas la législation sociale de l'État (subordonnée
aux progrès de l'économie et qui maintient les ouvriers en situation de
minorité juridique21), mais il se déploie dans la somme des « usages qui se
forment dans le corps des travailleurs, qui peuvent, par perfectionnement,
devenir le droit futur »22. Le socialisme juridique n'étant qu'un surgeon du
socialisme politique23, Sorel refuse aux professeurs de droit d'intégrer ce
droit prolétaire au système juridique qu'ils enseignent24 - recommandation
16. Marx K., « Les délibérations de la sixième diète rhénane. Par un rhénan », Œuvres,
III, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1982, p. 235 et s. : « Nous revendiquons
pour les pauvres le droit coutumier, plus exactement un droit coutumier qui est celui de
la pauvreté dans tous les pays. Nous allons plus loin encore et nous soutenons que, par
sa nature, le droit coutumier ne peut être que le droit de cette masse placée tout au bas de
l'échelle, de cette masse élémentaire qui ne possède rien » (p. 242).
17. La société n'est pas détachable de la pluralité de ses membres et n'existe que par leur
solidarité. Voir Proudhon P.-J., « L'homme n'est homme que par la société, laquelle ne se
soutient que par l'équilibre des forces qui la constituent », Premier mémoire sur la propriété,
Œuvres complètes, éd. M. Rivière, 1926, p. 310.
18. BanCaL J., Proudhon, pluralisme et autogestion, Aubier-Montaigne, 1970, t. 1 « Les
faits », p. 244.
19. Cité par Herrera C.-M., « Constellations juridiques du sorélisme », in Georges Sorel
et le droit, Kimé, 2005, p. 146.
20. RoLLand P., « Sorel et le « moment syndical » de la pensée du droit », ibid., p. 56.
21. SoreL G., « Préface pour Gatti », in Matériaux d'une théorie du prolétariat, Slatkine,
1981, p. 211.
22. Id., « Avenir socialiste des syndicats », ibid., p. 73, note.
23. Id., « Grèves et droit au travail », ibid., p. 411 : « Je ne crois pas à un prétendu socialisme
savant qui serait capable, suivant de nombreux farceurs, de trouver un compromis entre le
droit bourgeois et les revendications du prolétariat ».
24. Ibid., p. 412 : tout au plus doivent-ils expliquer la vérité sur la lutte des classes, puisqu'ils
forment ceux qui seront appelés à devenir les « directeurs de la conscience bourgeoise » ; les
professeurs de droit démontreront à leurs auditeurs, « au moyen d'une théorie juridique des
grèves, que les conflits industriels actuels mettent en présence deux classes irréconciliables ».

Contextes - La réception du droit du travail par les milieux professionnels et intellectuels

Table des matières de la publication Contextes - La réception du droit du travail par les milieux professionnels et intellectuels