Contextes - La réception du droit du travail par les milieux professionnels et intellectuels - 181

LE DROIT OUVRIER ET LES PRATIQUES OUVRIèRES

177

moins tacite, du législateur, paraît abandonnée. Le critère de la contrainte,
s'il est encore tenu par la plupart des juristes comme essentiel à la définition
de la règle de droit, est parfois relativisé, soit qu'il soit considéré comme un
élément normal mais pas nécessaire de la règle de droit, soit qu'on affirme
que l'effectivité et la sanction sont des éléments de fait qui ne participent
pas de l'essence de la règle de droit. Cependant, et de façon révélatrice, ni
les monographies consacrées à la coutume ni les ouvrages généraux ou les
manuels évoquant la coutume parmi les sources du droit ne fournissent des
exemples tirés de la vie ouvrière, sans doute parce que quelques aperçus
rapides de la réalité sociale, qui relèvent davantage d'un « travail historique classique »64 que d'une démarche expérimentale, leur tiennent le plus
souvent lieu de sociologie.
Ces pratiques ou habitudes ouvrières sont pourtant connues, grâce
notamment aux travaux de Frédéric Le Play (dans L'organisation du travail
selon la coutume des ateliers et la loi du Décalogue65, il passe ainsi en revue
les bienfaits que procurent ces habitudes : épargne, attachement au foyer,
respect et protection de la femme) et de son école ou de Bertillon. Il serait,
en outre, injuste de conclure à la totale indifférence de nos privatistes pour
ces habitudes. La famille n'est-elle pas, plus que toute autre institution,
« le produit des mœurs »66 ? Ces mœurs divergeant selon les milieux, la
physionomie de la famille française n'est-elle pas nécessairement diverse ?
Dès la célébration du centenaire du Code civil, quelques voix s'élèvent
ainsi pour critiquer son inadaptation aux classes ouvrières. Pour Albert
Tissier, la famille ouvrière n'est pas, dans son mode de fonctionnement et
ses intérêts, la famille bourgeoise qui, seule, est l'objet des attentions du
code (le code organise avec minutie la sauvegarde de la fortune immobilière des enfants mais néglige les seules richesses des enfants ouvriers,
c'est-à-dire « leur santé, leur intelligence, leur activité », ce qui lui ôte tout
caractère démocratique). Si au sort réservé à l'enfant on ajoute celui de la
« femme ouvrière », il n'est pas exagéré de soutenir que « la famille ouvrière
n'a pas, dans notre code, son organisation et sa législation »67. Au même
64. Voir Audren F., compte rendu de Jean Cruet, « La vie du droit et l'impuissance des
lois », RTD civ. 2013, p. 918.
65. Le PLay F., L'organisation du travail selon la coutume des ateliers et la loi du Décalogue,
Paris, 1870. Voir aussi Les ouvriers européens, 1855, dont la seconde partie est constituée
d'études consacrées aux travaux, à la vie domestiques et à la condition morale des populations ouvrières de l'Europe.
66. Lerebours-Pigeonniere P., « La famille et le Code civil », Livre du centenaire, 1904,
p. 265.
67. Tissier a., « Le Code civil et les classes ouvrières », in Livre du centenaire, op. cit.,
p. 88. Les travaux préparatoires du Code ne font que rarement allusion à la famille ouvrière,
par exemple pour expliquer que le régime matrimonial légal s'adresse essentiellement à
ceux qui n'ont pour richesse que leur travail et leurs enfants, c'est-à-dire aux « mariages
pauvres », ou à travers l'article 764 du Code civil, qui semble destiné aux arts mécaniques
plutôt les enfants naturels du milieu ouvrier.

Contextes - La réception du droit du travail par les milieux professionnels et intellectuels

Table des matières de la publication Contextes - La réception du droit du travail par les milieux professionnels et intellectuels