Anthologie du droit - Le rôle politique du juge administratif français - 366

Le rôle politique du juge administratif français
n'était pas disproportionnée. Dans les deux cas, sa position est fondée autant en
opportunité qu'en droit, simplement le contexte n'est plus le même : en 1989, il
s'agissait de désamorcer un conflit par une solution de compromis ; en 2004, le
Conseil d'État n'entend pas aller contre l'esprit de la loi votée par la représentation
nationale, appuyée sur une opinion publique majoritairement favorable, et il balaie
donc les arguments tirés de la Convention européenne des droits de l'homme. Le
juge, au demeurant, ne vit pas dans une tour d'ivoire, et on ne peut exclure qu'il se
soit lui-même convaincu que le « modèle républicain » était menacé, justifiant ce
raidissement sur la question de la laïcité qui imprime aujourd'hui sa marque à la
jurisprudence administrative.
On constate le même raidissement en matière d'immigration, à l'unisson du
consensus qui règne dans la classe politique et dans l'opinion sur la nécessité de
« maîtriser les flux migratoires ». Il est indéniable que la jurisprudence administrative a, dans une série de domaines, évolué dans un sens favorable aux étrangers,
faisant notamment prévaloir une conception plus exigeante du principe d'égalité.
Il est indéniable, également, que le Conseil d'État, au cours des trente dernières
années, a considérablement accru la portée de son contrôle sur les mesures de
police des étrangers et a intégré les aspects protecteurs de la jurisprudence de la
Cour européenne des droits de l'homme. Mais si les principes posés sont protecteurs,
l'application qui en est faite l'est beaucoup moins, comme si le souci de garantir les
droits des étrangers cédait, selon le schéma déjà constaté dans le passé, devant
les nécessités de l'action gouvernementale dans un domaine considéré comme
primordial : en l'espèce, la lutte contre l'immigration irrégulière.
***
D'autres constats ou analyses, en revanche, ont perdu de leur pertinence ou mériteraient à tout le moins d'être nuancés. Nous nous bornerons ici à citer deux exemples.
Ainsi, énumérant les facteurs qui concourent à assurer l'influence du juge, nous
insistions à l'époque sur l'importance de son pouvoir normatif. Or, compte tenu
de la densité croissante des sources écrites et notamment du développement du
droit communautaire sur lequel il n'a pas prise, le Conseil d'État a été dépossédé
d'une large part de ce pouvoir. L'existence de ces sources écrites laisse encore
place, bien entendu, à des questions d'interprétation, mais ces questions sont
désormais tranchées ailleurs et par d'autres que lui : par le Conseil constitutionnel,
par la Cour de justice de l'Union européenne, par la Cour européenne des droits
de l'homme. On relèvera aussi, à cet égard, que le Conseil d'État a décidé, après
une longue résistance, de jouer le jeu du droit communautaire et de la Convention
européenne des droits de l'homme : il a donc cessé ce combat d'arrière-garde qu'il
n'avait - il est vrai - plus aucune chance de remporter, mais qui n'en a pas moins
illustré pendant des années encore la tendance du juge administratif à résister aux
changements institutionnels.
Dans un tout autre registre, et concernant cette fois l'influence qu'a pu avoir le
Conseil d'État à certaines périodes de l'histoire, nous n'écririons plus, aujourd'hui,
que « le Conseil d'État s'est efforcé, tout en les appliquant, d'atténuer les conséquences
des mesures antisémites prises par Vichy » (p. 289). Le « droit antisémite de Vichy »3
et ses conditions d'application par les magistrats de l'ordre judiciaire et par la
3

Dominique Gros (dir.), « Le droit antisémite de Vichy », Le genre humain, n° 30-31, Le Seuil, mai 1996.
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