Hors collection - Lettres de François Gény à Raymond Saleilles - 125

1896

première fois, que vous y découvririez un reflet brillant et énergique de vos propres
pensées. Et je vous faisais par avance compliment d'avoir trouvé en vous-même, et
par la force de votre réflexion propre, une conception des choses scientifiques et
ultra-scientifiques, qui est de nature, je le reconnais, à écarter bien des obstacles, à
démonter a priori bien des objections fort redoutables. Votre lettre qui complète si
bien, et si heureusement du point de vue qui doit être plus spécialement le nôtre, les
idées un peu générales et passablement flottantes de Brunetière, accentue beaucoup
en moi les sentiments intenses et la conviction profonde des services inappréciables
que peut apporter à la défense des idées religieuses comme à l'indépendance des
recherches scientifiques la manière de voir que vous proposez. Vous avouerai-je
pourtant qu'elle ne me paraît pouvoir jouer le rôle que d'un expédient provisoire,
d'une sorte de modus vivendi, dont pourront s'accommoder un très petit nombre
d'esprits distingués et souples à la fois, mais jamais la grande masse des penseurs.
Il me semble, d'ailleurs, que si on déplace la question, et pour la remettre, j'y
consens encore, sur son véritable terrain, on ne fait pas un pas sérieux vers sa
solution. Car enfin, admettons que l'irrationnel, ou le supra-rationnel, comme
vous voudrez, s'impose absolument en certains domaines, notamment en religion,
en morale, même en sociologie ; reste à savoir où nous trouverons les bases de
cet irrationnel. F. B. parle de l'autorité de la tradition. Mais l'autorité, où est-elle
pour lui ? Est-il disposé à la rechercher et à l'accepter ? La tradition sera un peu
plus facile à découvrir et à suivre. Mais peut-elle suffire à nous montrer le chemin
de l'avenir ? Pour moi, je consens tout-à-fait à penser avec vous que certaines
disciplines comportent un remaniement complet des méthodes qu'on y a adoptées
malhabilement et contre la nature. Mais quant à croire qu'elles doivent échapper à
toute règle, à tout critérium, par conséquent rester abandonnées à l'arbitraire et au
caprice du sentiment individuel, alors que celui-ci m'apparaît pour l'instant susceptible d'aucun diagnostic généralement acceptable, je ne saurais aller jusque-là.
Au surplus, je me reconnais bien trop inférieur à vous pour rester plus longtemps
sur un terrain que je sens trop hors de ma portée. Je vous dois l'occasion précieuse
d'avoir pu réfléchir à la lumière de vos propres pensées. Et de cela je ne puis assez
vous dire toute ma reconnaissance.
Je me suis trouvé, ces temps-ci, bien détourné de ces spéculations idéales par
des préoccupations terre-à-terre qui m'ont ramené aux plus banales questions de
la pratique juridique. C'est un avantage des petits centres ouvriers, comme celui
où nous sommes en ce moment, qu'on y est en communication assez étroite avec
le personnel laborieux pour pouvoir s'intéresser de plus près et sans indiscrétion,
aux détails de sa vie. J'ai eu l'occasion de m'intéresser, entre autres, à un jeune
ouvrier, dont le père avait fait faillite et dont il s'agissait de protéger les petites
économies contre la rapacité d'un syndic. Le litige portait principalement sur un
certain corbillard, dont l'histoire aurait pu prêter aux développements les plus
désopilants de la part d'un homme pourvu d'esprit. Le clergé local était mêlé à
l'affaire, et n'avait pas manqué, suivant sa coutume, d'y commettre quelques gaffes

sociale de l'humanité » (op. cit., p. 881). Dans la suite de son article, Brunetière fait une large place à la
coutume et à la tradition, à laquelle Gény fait lui-même allusion dans sa lettre.

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