Hors collection - Lettres de François Gény à Raymond Saleilles - 210

LETTRES DE FRANÇOIS GÉNY À RAYMOND SALEILLES

et Renardet7, qui se sont déplacés pour lui rendre les derniers devoirs. De quelle
étrange catastrophe il a été victime, et comme on se sent petit et constamment
menacé en face de pareilles surprises !
Empêché de vous écrire plus tôt, je suis allé au plus pressé et ai procédé aussi
discrètement que possible à la petite enquête dont vous m'aviez chargé par
Madame Dagallier. Comme celle-ci a dû vous le faire savoir, j'ai pu m'assurer que
Desserteaux n'avait pas le sujet auquel Mme Bufnoir avait pensé. Introduit chez lui
en son absence, je n'ai découvert qu'un seul bronze, placé au salon et représentant
une façon de bouquetière, dont le modèle m'est inconnu ; rien dans son cabinet :
et l'on m'a dit que les chambres à coucher n'en cachaient pas davantage. Le point
m'a paru suffisamment éclairci.
Nous sommes toujours, à la maison, dans notre période de déveine, du côté
des santés. Nos deux aînés vont bien. Mais la dernière de nos enfants pousse assez
péniblement. Et nous ne savons quel parti prendre pour arriver à de meilleurs
résultats. Ma femme est loin d'être brillante et ne cesse guère d'être prise toujours
du même côté faible. Avec cela, la voilà entrée dans une crise de découragement qui
ne peut que retarder ses progrès. - C'est encore moi, qui me tire le mieux d'affaire.
La fatigue, dont je vous avais parlé, toute de tête et sans réaction sur l'estomac, n'a
pas cédé tout-à-fait, mais s'est plutôt atténuée. Je ne me suis aucunement soigné,
d'ailleurs. Mais j'ai dû réduire un peu le travail. Et, quoique vous disiez, je reste
bien convaincu que le surmenage intellectuel est la principale cause de toutes nos
misères. Je me dis parfois que je suis triplement sot de m'excéder sans aucun profit
pour personne, et que la vraie sagesse consisterait à se garder un cerveau frais et
sain pour abriter le peu de bon sens que nous laissera le vent d'insanité générale
soufflant autour de nous et entraînant jusqu'aux tempéraments qu'on croyait les
mieux tempérés. - Mais, après tout, le travail, dégagé des préoccupations du jour,
nuageux au besoin, en tout cas parfaitement désintéressé, reste peut-être le meilleur
préservatif contre les microbes du milieu ambiant. Et surtout, on s'avoue difficilement la vanité complète de ce que l'on sent un peu profondément, doit-on
l'exprimer de façon insuffisante.
C'est ce qui me détermine à poursuivre encore l'étude que j'ai sur le métier,
malgré les difficultés que j'y éprouve et la fuite de l'idéal qu'il faudrait saisir. - Je
vous suis tout particulièrement reconnaissant de me continuer votre précieux
patronage et de m'avoir renouvelé la promesse de quelques pages de préface. Cela
vaudra bien mieux que tout le reste et suffira pour excuser l'œuvre.
Je me sens très touché, pour ma part, de la confiance que vous me témoignez
en me proposant un compte-rendu du cours de M. Bufnoir que vous publiez8. Je
suis naturellement tout à votre disposition pour ce petit travail. Ce me sera une
7. La carrière universitaire d'Ernest Renardet (1841-1900) se déroula exclusivement à Dijon, dont
il était natif. Il avait été attaché à la faculté de droit depuis juillet 1868, puis titularisé dans la chaire
de droit romain.
8. Cl. Bufnoir, Propriété et contrat : Théorie des modes d'acquisition des droits réels et des sources
des obligations, leçons recueillies et publiées par MM. Bartin, Deschamps, Deslandres, Pillet, Saleilles,
Timbal, avec une introduction de L. Guillouard, Paris, A. Rousseau, 1900. Cet ouvrage se composait
des cinquante-neuf premières leçons du cours de Bufnoir de seconde année dispensées pendant l'année

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