Hors collection - Lettres de François Gény à Raymond Saleilles - 44

LETTRES DE FRANÇOIS GÉNY À RAYMOND SALEILLES

13 [Hôtel du Grand-Muveran,
Villars-sur-Ollon (Vaud), Suisse]
Raon-l'Étape (Vosges), 6 août 1893
Bien cher ami,
Je vous suis tout reconnaissant de m'avoir donné si tôt de vos nouvelles. Votre
lettre m'est arrivée à Dijon, dans les quelques heures que j'y passais, en revenant
du Creusot pour gagner la Lorraine. Je me suis arrêté un peu à Nancy et j'ai dû
me hâter de venir ici pour y voir quelqu'un qui m'attendait et ne pouvait rester
davantage. Mais je vais repartir dès demain pour Nancy, afin de revoir plus à loisir
ma grand-mère15, qui n'en peut bouger et au sujet de laquelle je suis assez inquiet,
non pas tant d'après ce que m'a dit le médecin qui la soigne. Il n'y a pas dans son
état actuel autre chose que le résultat de la vieillesse : mais l'usure de l'organisme
est arrivée au point où l'affaissement définitif peut se produire subitement et la
vie manquer d'un moment à l'autre. L'appréhension que me causent ces révélations m'empêchera de m'éloigner durant ces vacances. Je vais me hâter, si rien ne
survient de nouveau, d'aller ces jours prochains faire en Belgique et Hollande la
visite que j'ai promise à mes frères exilés16. Je pense être de retour ici vers le 15, et,
de ce moment, je ne ferai plus que de courtes absences, de façon à rester toujours
à proximité de Nancy pour y courir au premier signe.
Cela vous dit que, sauf un changement qu'il m'est difficile d'espérer, je crains
bien de ne pouvoir vous aller rejoindre et partager, d'une façon plus effective que
je ne le puis faire de loin, votre enthousiasme pour les Alpes et le beau pays que
vous allez parcourir. Je le regretterai bien, et surtout de manquer cette occasion
d'oublier avec vous, le bâton à la main, les choses sérieuses et les abstractions qui
nous dominent malgré nous, l'année durant. Je voudrais penser que vous oublierez
aussi les amertumes que vous a laissées au cœur certain adieu de vacances. J'ai eu
beau y revenir par la lecture et par la réflexion. Je n'ai rien trouvé dans ce que vous
avez écrit qui expliquât les soupçons et les durs propos que vous avez subis17. Je
crois bien qu'il nous faut renoncer à comprendre. Notre manière d'entendre les
choses de l'intelligence, même peut-être celles du cœur, est trop différente de celle
que révèle la scène pénible que vous m'avez racontée, pour que vous puissiez
espérer pénétrer à fond l'équivoque et le dissiper entièrement. Vous avez raison de
viser surtout à persuader, celui que vous avez involontairement et inconsciemment
blessé, de la parfaite loyauté de votre attitude et de l'absolue sincérité de vos intentions. Il est trop intelligent et a le cœur trop bon (à sa manière) pour ne pas arriver
à se convaincre que la différence de points de vue est la seule cause du regrettable
malentendu, surtout si les choses lui sont exposées en ce sens par quelqu'un qui
ait toute sa confiance. Et, je suis persuadé, que, quand il se sera rendu compte de
cela, il regrettera, dans le fond de son cœur, les dures choses qu'il vous a dites.
15. Il s'agit de sa grand-mère paternelle de Nancy, Adèle Georgeat (1805-1895).
16. Sur les frères de Gény, voir la lettre du 21 août 1892.
17. Gény fait ici allusion à Paul Gaudemet. Voir la lettre du 1er octobre 1893.

Hors collection - Lettres de François Gény à Raymond Saleilles

Table des matières de la publication Hors collection - Lettres de François Gény à Raymond Saleilles