Hors collection - Lettres de François Gény à Raymond Saleilles - 54

LETTRES DE FRANÇOIS GÉNY À RAYMOND SALEILLES

personnellement dans la question, et prenant la peine d'apprécier les candidats non
pas d'après le sentiment de ceux-ci ou de leurs amis, mais en les jugeant à leurs
œuvres, vous auraient lu avec quelque assiduité : Ce que j'en dis n'est pas, vous le
devez penser, pour vous combler de flatteries dont vous n'avez certes pas besoin
pour arriver à la conscience de votre mérite. Mais je le dis parce que, ce faisant, je
traduis un sentiment dont j'ai recueilli l'expression de personnes en la clairvoyance
et au jugement desquelles j'ai pleine foi, et qui vous apprécient avec d'autant plus
d'indépendance qu'elles ne vous connaissent que parce que vous avez écrit. Donc
je vous trouve beaucoup trop modeste, et pour tout dire, à côté de la vérité quand
vous attribuez vos chances à des influences étrangères à votre valeur. Que de telles
influences agissent, je le veux. Mais elles agiraient plutôt contre vous, si votre
personnalité toute seule ne s'imposait pour dominer les petits côtés de ces sortes
d'affaires. Aussi bien, le petit mot qui vient de m'arriver de vous à la suite de votre
longue lettre et qui me fait savoir le résultat définitif des réflexions du Ministère ou
de ceux qui le mènent confirme bien l'idée qu'il n'y avait d'influences extérieures
ni ouvertes ni occultes pour vous. Si je me félicite du résultat quant à mon point
de vue tout égoïste, je n'ai pas besoin de vous le dire. Je suis bien tenté aussi de
vous en féliciter : car vous m'avez exprimé votre répugnance à arriver cette fois et
à voir changer brusquement les habitudes de votre vie du cœur et de l'esprit avec
un abandon si sincère et si résigné que j'en arrivais presque à vous plaindre de
vous voir entraîné par un courant contre lequel il était difficile de résister. Ce qui
vous rassure ne consolera pas assurément celui que vous ménagiez avec tant de
délicatesse. Si les circonstances de famille qui dirigent ses aspirations n'étaient pas
quasi-touchantes, et, en tout cas, dignes de compassion, je ne pourrais m'empêcher
de penser que c'est un grand mal de ne pas savoir jauger son mérite propre en
regard de celui des autres et garder la place que nous vaut ce mérite. Je ne vois pas
en quoi on s'abaisse à reconnaître la supériorité incontestable de certains talents
et la distance qui nous en sépare. En tout cas la clairvoyance dévouée des vrais
amis devrait ici dissiper adroitement les illusions de l'amour-propre personnel. Je
crains bien que plus d'un n'envisage pas ainsi les devoirs de l'amitié ou manque
parfois du courage nécessaire pour les remplir.
Enfin, puisque vous voilà mis hors de cause cette fois, vous avez tout le loisir
de vous préparer à l'éventualité d'un changement dont vous êtes maintenant
bien assuré. Et, en attendant, vous continuerez à galvaniser et à porter en avant
cette excellente Faculté de Dijon trop portée à s'endormir doucement à l'abri des
souvenirs d'un passé glorieux mais défunt.
Quant à vos rapports avec M. Gaudemet, je vois que le souvenir de ce qu'il
vous a dit de dur et de profondément injuste vous tient toujours bien au cœur35.
Je comprends parfaitement cela ainsi que la façon dont vous voudriez que cette
chose pénible pût être sinon oubliée, du moins ramenée aux proportions d'un
dissentiment purement intellectuel, au lieu de rester comme un soupçon presque
injurieux, en tout cas inacceptable pour celui qui en a été l'objet. Je regrette bien
de ne me sentir aucune des qualités nécessaires pour vous aider en cette difficile

35. La première allusion à cette divergence est mentionnée dans la lettre du 17 août 1893.

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