Hors collection - Lettres de François Gény à Raymond Saleilles - 76

LETTRES DE FRANÇOIS GÉNY À RAYMOND SALEILLES

34 [Pension, Rond-point de Plain-Palais, Genève, Suisse]
Dijon, 27 mars 1895
Mon cher ami,
Que voilà déjà longtemps, ce me semble que vous nous avez quittés ! Ce n'est
pas que les faits nouveaux abondent parmi nous. Peut-être mon ignorance tientelle à l'écart, où je me complais volontiers, de tous les petits potins dijonnais. Mais
vrai, j'ai beau regarder autour de moi, je n'aperçois aucun relief qui mérite d'être
mentionné dans tout l'horizon prochain de notre petite vie placide et monotone.
Et je vous le dis tout de suite, pour que vous n'attendiez de ce rapide griffonnage
aucune information même banale sur les choses d'ici. Je veux seulement vous
adresser un mot de souvenir, une pensée du cœur qui vous témoigne le vide senti
en votre éloignement de nous. Si encore on vous savait courant le monde, dans
la joie de ces premiers jours de printemps, avec l'entrain que permet un estomac
normal et sans la préoccupation de soins et de précautions encore nécessaires, on
se réjouirait plutôt, de vous savoir à l'abri du train-train un peu lassant de la vie
courante et des soucis du labeur quotidien. Mais nous vous plaignons plutôt en
songeant que c'est une sorte de régime de repos forcé, tout au moins au point de
vue intellectuel, qu'il vous faut subir. Et nous nous disons que cela doit singulièrement peser à votre nature ardente et essentiellement active. Du moins notre
curiosité, ainsi dégagée de ces liens un peu factices des habitudes que crée à chacun
son petit milieu social sera-t-elle plus excitée par les nouveautés qui les sollicitent,
et plus promptes à saisir tous les intérêts de votre nouvelle et provisoire existence.
En fait de nouvelles de vous depuis votre départ, je n'ai guère su que vos bonnes
dispositions à rompre, pour quelque temps, avec les efforts et les préoccupations
sérieuses qui vous absorbent tout entier. Je vous en félicite tout à fait et vous engage
à ne chercher que les distractions de la nature ou du monde, en laissant décidément
en pleine friche l'intellectuel, quels que soient ses appétits. C'est vous dire que,
non seulement je comprendrais votre silence, mais que je ne vous pardonnerais pas
de le rompre. On aura toujours, par quelque source, de vos nouvelles. Et il vous
importe, avant tout, de garder fidèlement le repos d'esprit recommandé.
De tous côtés déjà, on prépare les projets de départ pour les vacances. Madame
Lucas1 est partie hier pour Paris, ayant hâte d'être auprès de sa tante Mme de SaintHilaire, récemment éprouvée par l'influenza. Je crois bien que je vais envoyer ma
femme dans sa famille, dès les premiers jours de la semaine prochaine ; il faut, pour
ses parents, un peu allonger les vacances réglementaires, puisqu'elle n'a pu voyager
depuis la rentrée. Je la suivrai à la Machine un peu plus tard, dans le courant de
la semaine sainte, à moins que je ne doive aller en Lorraine : ce qui retarderait un
peu mes projets pour la Nièvre.

1. Paul Louis-Lucas avait épousé Charlotte Planchard de Cussac (1862-1935).

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