Hors collection - Lettres de François Gény à Raymond Saleilles - 8

LETTRES DE FRANÇOIS GÉNY À RAYMOND SALEILLES

étouffant dans cette œuvre. Son auteur y apparaît en pleine majesté, sûr de lui et
de son sujet, affirmant ses idées, appuyant ses très longues démonstrations sur une
quantité impressionnante de références et répliquant non moins longuement aux
critiques qui lui sont adressées, voire qui pourraient lui être adressées. Avec son
œuvre, Gény nous aurait livré un incontestable produit fini. Que l'on y adhère
ou non, la glaise en paraît figée.
Or nulle impression de ce genre en lisant ses lettres. Il existe un très grand
contraste entre la perception que nous pouvons avoir de l'œuvre de Gény, un
siècle après sa publication, et son travail au quotidien. L'auteur s'y montre d'une
extrême fragilité. Tout d'abord il n'a pas idée de ce qui deviendra pour nous
son œuvre. Il ne semblait pas vraiment y être destiné. Dans son rapport rédigé
le 20 octobre 1887 sur le concours d'agrégation où il allait être reçu huitième et
dernier, Calixte Accarias, alors inspecteur général des facultés de droit, n'écrivait-il
pas à son sujet : « Ce sera certainement un bon professeur, mais je le crains sans
qualités transcendantes. Cependant comme il est laborieux et encore fort jeune, il
peut faire de grands progrès et donner dans l'avenir plus qu'il ne paraît promettre
aujourd'hui. Les enseignements purement juridiques sont ceux qui lui conviennent
le mieux »4 ? C'est le tourbillonnant Saleilles qui, par son exemple et ses interrogations de nature théorique, incite son correspondant à délaisser un peu ses travaux
techniques, le plus souvent liés aux circonstances, pour aborder les questions de
méthode. Au début des années 1890, Gény ne s'y intéressait guère et affirmait sa
préférence pour le droit civil. En décembre 1896, à l'issue d'une longue discussion
avec Saleilles dont témoigne l'une des lettres, il entame ses études de méthodologie.
À sa façon, avec modestie, tant il se sent inférieur à son interlocuteur, mais avec
détermination. Et c'est, semble-t-il, la question de la codification qui lui aura servi
de détonateur. À partir de ce moment, il ne cessera plus d'échanger avec Saleilles,
d'accumuler les lectures, de réfléchir à son sujet.
On le voit bien alors : son œuvre n'est nullement à l'état d'idéal dans son esprit.
Un idéal qui aurait ensuite trouvé sa matérialité dans ses écrits. Même fondée sur
quelques intuitions, cette œuvre se construit au fur et à mesure avec une multitude
de tours et de détours5. Au début, elle ne devait d'ailleurs prendre que la forme
d'un article... Comme Isabelle Stengers et Bruno Latour l'ont fort bien écrit dans
leur introduction à la réédition d'un ouvrage du philosophe de l'esthétique que
fut Étienne Souriau, il ne s'agit pas ici d'un projet, mais d'un trajet : « S'il s'agissait
d'un projet, l'achèvement ne serait que la coïncidence finale entre un plan et une
réalité enfin conforme. Or, l'achèvement n'est pas la soumission de la glaise à
l'image de ce qui, en retour, pourrait être conçu comme le modèle idéal ou possible
imaginé. C'est l'achèvement lui-même qui finit par créer une statue faite à l'image
- à l'image de quoi ? Mais de rien : l'image et son modèle parviennent ensemble à

4. AN. F17 38279.
5. Voir, pour une démarche similaire, la récente biographie croisée rédigée par Jean-Michel Blanquer
et Marc Milet : L'invention de l'État. Léon Duguit, Maurice Hauriou et la naissance du droit public
moderne, Paris, Odile Jacob, 2015.

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