Contextes - Penser la technique juridique - 53

ALeXANDre DeSrAMeAuX

45

le véhicule. Produit-on alors plus de normes juridiques ? Peut-être ; mais
sûrement plus de textes juridiques. Course folle de signifiants et de signifiés, sans vainqueur. Mais défaite du sens face au signe62, du sens de la vie
face à la raison immédiate du droit. Le droit, dont la fonction première
est d'agir sur la volonté, sur les corps, semble matière, et ce d'autant qu'il
a partie liée avec le sang, dont il arrête les effusions, en imposant la paix
civile. La contrainte devient critère du droit, car susceptible d'être matérialisée, et donc identifiable. Le droit s'incarne, en dernière analyse, dans
la main du policier.
Il s'agit à la fois de canaliser l'énergie de la volonté humaine, générale
ou individuelle, et d'affirmer que le droit est mu par une force, par cette
énergie. On entre dans l'ère des régulations d'énergie, appliquées au droit.
Il y a en effet tension entre l'énergie de la volonté et les limites que le
droit lui oppose. La volonté l'emporterait si elle était vraiment politique.
Mais elle est, le plus souvent, pure volonté de techniciens, formés dans un
moule. On pourrait, bien sûr, chercher à réaffirmer le primat du politique,
de la culture, de la volonté bien comprise, guidée par l'intellect, l'intuition,
les vertus cardinales, l'éthique. Mais la technique, tant qu'elle n'est pas
pensée absolument, nous en empêche, ne permet pas de faire triompher
l'énergie vitale de la volonté clairvoyante sur ce qui la canalise, l'étouffe
même froidement, abstraitement, aveuglément parfois. elle interdit en effet
de raisonner autrement que selon sa logique, qui rend la volonté du politique, comme celle du citoyen, inapte à s'autolimiter autrement que par
elle. Pour faire coexister les citoyens entre eux, la régulation doit s'opérer
de l'extérieur par les autorités publiques. Pour faire coexister ces autorités
entre elles, elle doit encore s'opérer de l'extérieur par les autorités publiques
elles-mêmes formant un système clos. Pour l'État, une bonne constitution
est donc ce qui lui permet de s'autoalimenter, de s'autolimiter par jeux de
pouvoirs et d'autoproduction normative.
Cette architecture vivante, dynamique, du droit est au service de l'efficacité et de la légitimité du pouvoir d'État. La machine constitutionnelle
se crée notamment au moyen du système des freins et contrepoids. La
liberté individuelle est le résultat attendu de ce bel équilibre idéal et artificiel
exigeant une extrême minutie et d'infinis ajustements. Mais cette grande
horloge soumet ses éléments à sa logique : il faut répartir les fonctions entre
organes, les peser, les spécialiser, pour produire - plus, plus vite, mieux -
des règles juridiques. On entre dans l'ère de l'ingénierie du droit. Il faut
balancer toutes les forces, au millimètre près, pour que l'équilibre soit
62. Sur la relation entre sens et signe à travers l'étude de l'évolution de la paraphrase
biblique, philosophique et juridique, v. « La Paraphrase au xviie siècle : Palimpseste ou
palingénésie du sens originel ? », Revue d'Histoire des Facultés de droit et de la Culture
juridique, Institut Cujas, n° 31, 2011, p. 55-80.
Contextes - Penser la technique juridique

Table des matières de la publication Contextes - Penser la technique juridique
