Bibliothèque d'histoire du droit et droit romain - Tome 31 - Le juriste entre science et politique - 39

INTRODUCTION

un climat de véritable « scientisme »108, une exigence s'impose avec force à maintes
reprises : un juriste scientifique doit voir le jour109. Ce projet associe des auteurs
aux horizons bien divers et permet de surmonter leur hétérogénéité, sans passer
sous silence les différences, inflexions, nuances, inhérentes à chacun. Envisager la
revue comme porteuse de ce projet permet de se saisir de manière globale de cet
objet multisectoriel.
60. Détailler les termes de ce projet ne semble pas suffisant : il faudra en effet
immanquablement sonder dans sa concrétisation, cette volonté commune de faire
émerger un juriste scientifique. Autrement dit, confronter les pétitions de principe
à leur réalisation et explorer le devenir des discours théoriques lorsque le protagoniste qu'est le juriste de la Revue Générale est mis en situation. Il faudra aussi
examiner si ce projet d'être scientifique est compatible avec une autre ambition du
juriste, celle de peser sur le cours du droit. Or, c'est ici que semble se créer un hiatus car les auteurs souhaitent fréquemment se placer en situation d'observateurs,
alors qu'ils sont en réalité des protagonistes. Selon toute vraisemblance, ce n'est
en effet pas toujours un juriste scientifique que l'on voit à l'œuvre dans la Revue
Générale mais plutôt un acteur impliqué de la société, dont la vocation est politique. Cette vocation d'avoir un rôle actif dans la société n'est pas dissimulée, dès
la naissance du périodique, mais le terme même de politique n'est pas employé et
sa compatibilité avec le projet d'être scientifique ne semble pas vraiment interrogée par les auteurs. C'est précisément ce que nous nous proposons de faire.
61. L'investissement du juriste au sein de la société revêt la forme d'une arborescence tant il peut correspondre à une multiplicité d'engagements de nature et
de degrés divers et avoir une myriade de traductions concrètes. Précisons dès lors
dans quel sens on entendra le vocable « politique »110. Le Vocabulaire technique et
critique de la philosophie de Lalande est d'un grand secours. Il distingue deux sens
du mot politique : soit de façon large « ce qui a trait à la vie collective dans un
groupe d'hommes organisés »111 soit dans une acception plus étriquée ce « qui
concerne l'État et le gouvernement par opposition soit aux faits économiques et aux
questions dites sociales, soit à la justice et à l'administration, soit aux autres activités de la vie civilisée, telles que l'art, la science, l'enseignement, la défense nationale »112. Si c'est le premier sens qui sera retenu pour faire référence au rôle qu'entend jouer le juriste dans la société, la vision qu'il a du droit pour influer sur elle
108. André Lalande privilégie deux approches du scientisme, qui peut ainsi désigner de façon
relativement descriptive ou neutre, le phénomène d'essaimage de la science, ou renvoyer à une idéologie
qui élève la science au rang de réponse universelle et de référence intellectuelle unique et se suffisant à
elle-même. Cf. Vocabulaire technique et critique de la philosophie, 10e éd., Paris, PUF/Quadrige, 2002
(1re éd. 1926), v° Scientisme, p. 960-961. Parmi les différents sens que l'auteur a dégagés du mot
science, il retient ici le sens D : « Ensemble de connaissances et de recherches ayant un degré suffisant
d'unité, de généralité, et susceptible d'amener les hommes qui s'y consacrent à des conclusions
concordantes, qui ne résultent ni des conventions arbitraires, ni des goûts ou des intérêts individuels
qui leur sont communs, mais des relations objectives qu'on découvre graduellement, et que l'on
confirme par des méthodes de vérification définies ». Cf. v° Science, ibid., p. 954-955.
109. Sur la vision wébérienne d'une science comme « une "profession" pratiquée par des
spécialistes », cf. M. Weber, Le savant et le politique (regroupant les textes de deux conférences de
l'auteur allemand, intitulées « La profession et la vocation de savant », prononcée en novembre 1917,
et « La profession et la vocation de politique » prononcée en janvier 1919), Paris, La Découverte,
2003, trad. C. Colliot-Thélène, p. 104.
110. Il n'y a pas d'entrée « Politique » dans le Dictionnaire de la culture juridique (op. cit.),
uniquement le verbo « Politique symbolique ».
111. Op. cit., v° Politique, p. 785, sens A.
112. Op. cit., v° Politique, p. 785, sens B.

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