Grands Colloques - L'avenir du droit des biens - 40

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QUEL AVENIR POUR LE PATRIMOINE ?

l'égoïsme ; l'individualisme du moins: le patrimoine est comme le réceptacle
de la richesse ; il réduit l'homme à sa dimension économique19.
Il n'est toutefois pas impossible de trouver quelque point d'accroche
entre ces deux mondes. Pour reprendre le titre d'un colloque qui s'est
tenu il y a quelques années : au-delà de ses existences multiples, le patrimoine pourrait bien avoir une essence unique20. Quelle essence donc ? Bien
évidemment, il est hors de question de régler telle question abyssale ici.
On peut toutefois risquer trois pistes de réflexion.
Première piste : le patrimoine exprime toujours une idée de durée. Il sert
à inscrire les choses dans le temps. Pas besoin d'insister : c'est l'idée la plus
instinctive. Celle qui résulte de l'étymologie même du mot : ce qui vient du
père, ce qui a vocation à se transmettre, donc à durer21. Et c'est bien l'idée
qui préside aux patrimoines culturels ou naturels dont on dit souvent que
les générations futures sont les destinataires. Le patrimoine, c'est le temps
qui saisit un ensemble de choses. Même la définition civiliste relaie cette
idée : voilà un ensemble de biens, présents et à venir22.
Deuxième piste : le patrimoine exprime toujours une valeur sacrée. Il
sert à sacraliser certaines choses, prises en elles-mêmes ou pour ce qu'elles
représentent. C'est l'évidence pour le patrimoine culturel qui, dans notre
civilisation chrétienne, puise ses racines dans la vénération des reliques,
dans la foi donc23. Mais ça ne l'est pas moins aujourd'hui pour le patrimoine
19. D. Hiez, th. préc., spéc. no 73, p. 55 : « Le patrimoine est le produit juridique de l'individualisme et de l'économisme omnipotents, liés à la naissance du capitalisme ».
20. J.-M. Bruguière (dir.), « Le patrimoine : existences multiples, essence unique », in
Droit et patrimoine, 1er janv. 2005, no 133.
21. V. le roman de Ph. Roth, Patrimoine, Gallimard, 1992. Dans ce roman poignant qui
retrace la mort du père de l'écrivain, un leitmotiv qui dit tout : « on ne doit rien oublier »
(p. 188). Au reste, la dédicace est suffisamment révélatrice : « Pour ma famille, les vivants et
les morts ». L'auteur propose cependant une définition un peu moins conventionnelle du
patrimoine. Juste après avoir nettoyé son père malade : « Je descendis au rez-de-chaussée
l'infecte taie d'oreiller et la fourrai dans un sac-poubelle que je ficelai, puis je portai le sac
jusqu'à la voiture et le jetai dans le coffre pour le déposer à la blanchisserie. Pourquoi tout
cela était-il bien et dans l'ordre des choses, la raison n'aurait pu m'en paraître plus évidente,
maintenant que la besogne était faite. Donc c'était cela, le patrimoine. Non que nettoyer la
merde fût symbolique d'autre chose, mais précisément parce que ce ne l'était pas, parce que
ce n'était ni plus ni moins que la réalité vécue que c'était. Tel était mon patrimoine : non pas
l'argent, non pas les téphilim, non pas le bol à raser, mais la merde » (p. 186).
22. V. d'ailleurs R. Sève, « Déterminations philosophiques d'une théorie juridique : la
théorie du patrimoine d'Aubry et Rau », in Archives de Philosophie du droit, t. XXIV,
Sirey, 1979 (Les biens et les choses), p. 247 et s., spéc. p. 248 : « grâce à la notion de patrimoine, la théorie juridique cherche à fonder la permanence à travers le temps d'un divers
rendu quantitatif et homogène (liaison de l'actif et du passif), le considérant ainsi comme
un tout subsistant malgré le changement de ses parties et même leur éventuelle disparition
(indigence) ».
23. J.-P. Babelon et A. Chastel, La notion de patrimoine, op. cit., spéc. p. 16 et s.
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